Décryptage – Thème et variations de George Balanchine
La saison 2015-2016 du Ballet de l’Opéra de Paris met la danse (néo)classique américaine à l’honneur. Et ce sont deux maîtres de ce courant qui l’ouvrent : George Balanchine et Jerome Robbins, avec un chef-d’oeuvre du premier, Thème et variations. Créée en 1947 pour l’American Ballet Theatre, cette pièce déploie avec éclat toutes les ressources de la danse classique, chorégraphiques, musicales et scénographiques. Décryptage d’un ballet emblématique du génie de George Balanchine.
Hommage à Marius Petipa
Thème et variations n’est pas de ces ballets en tuniques noires et blanches que l’on connaît à George Balanchine, mais il arbore tout un faste de costumes, dont Joyaux (1967) sera peut-être la forme la plus achevée. Pour les femmes, de somptueux tutus, et pour les hommes, de sobres mais élégantes tuniques princières. Plusieurs fois redessinés au fil des productions, ces costumes évoquent la cour impériale russe des ballets de Marius Petipa.
Celui en qui George Balanchine voyait un maître absolu, et à qui il n’a jamais cessé de rendre hommage, est partout présent dans Thème et variations : de la musique de Tchaikovsky au déploiement grandiose du corps de ballet, en passant surtout par une chorégraphie nourrie par les chefs-d’oeuvre de Petipa. Quatre danseuses se déplacent à l’unisson, et nous voici dans le Lac des cygnes ; un saut de chat s’achève en quatrième épaulée, et c’est Aurore (La Belle au bois dormant) qui surgit. Pour George Balanchine, Marius Petipa avait compris l’essence du ballet, en dégageant le geste de l’intrigue pour le présenter dans toute sa pureté. Rien de tel donc qu’un ballet sans histoire pour évoquer son apport à la danse.
La musique au prisme de la danse
Martha Graham disait de George Balanchine : « De la même manière, naturelle et pourtant merveilleuse, qu’un prisme réfracte la lumière, il réfracte la musique en danse« . Igor Stravinsky par exemple n’hésitait pas à déplorer le manque de musicalité des chorégraphes avec qui il travaillait (Vaslav Nijinski le premier !). Mais en George Balanchine il trouva un collaborateur de toute heure.
Peu de chorégraphes (néo)classiques ont une telle musicalité. Thème et variations épouse le lyrisme et les accents impromptus du morceau éponyme de Tchaikovsky, issu de sa Suite numéro 3. Comme la musique, le ballet commence dans une simplicité déconcertante et par là sublimée : la danseuse et le danseur du couple principal s’avancent en dégagés – avec audace, c’est un pas d’école que George Balanchine amène sur scène ! Au fil du morceau, le ballet monte crescendo, les pas se complexifient, pour s’achever en apothéose avec vingt-six danseur-se-s, sur une polonaise triomphale. Contrepoints et canons, répétition et amplification des gestes : ce n’est pas seulement l’espace que la chorégraphie structure, mais aussi les temps musicaux, le thème et les variations du morceau de Tchaikovsky, qu’elle rend visibles.
Au centre, la ballerine
Tous les agencements possibles du ballet classique sont présents dans Thème et variations, de la variation de soliste au pas de deux (central dans les ballets de Marius Petipa), en passant par le pas de quatre, les ensembles féminins, masculins, mixtes, etc. Caractéristique du ballet classique, la hiérarchie entre solistes et corps de ballet est particulièrement exploitée. Le corps de ballet dessine toutes les dimensions de l’espace scénique et forme un véritable écrin aux variations des solistes, dont les entrées et sorties sont mises en scène avec majesté.
Si les variations du soliste masculin sont d’une difficulté redoutable – Mikhaïl Baryshnikov disait qu’il n’avait jamais dansé de ballet aussi dur -, c’est la ballerine qui, comme toujours chez George Balanchine, est au centre. Les hommes du corps de ballet arrivent en effet assez tard, et le ballet est essentiellement porté par la marche gracieuse et virevoltante des danseuses. Elles s’enroulent et s’entrelacent comme des guirlandes de fleurs qui évoquent Sérénade, l’une des premières pièces du chorégraphe. Tout le ballet, dans son époustouflante coordination, est conçu pour mettre en valeur, et finalement porter aux nues, la danseuse soliste, ses longs développés, ses vertigineux penchés et son lyrisme altier.
Moderniser le vocabulaire classique
Thème et variations contient tout le vocabulaire classique, des sauts, des tours, et jusqu’à celui des pas de liaison. Le tout passé au filtre du style balanchinien : enchaînements inattendus, précision dans la vitesse, déhanchés et passages en dehors/en dedans au rythme jazzy, exploitation des trois dimensions scéniques avec de perpétuels changements d’épaulements… Le mouvement est ininterrompu, et pourtant chaque geste est d’une telle perfection qu’il pourrait se figer en pose et être photographié.
Avec ce ballet, Balanchine démontre une fois de plus que la danse classique est moderne, qu’elle fertilise encore et toujours l’imagination des chorégraphes et laisse tous les possibles ouverts. Thème et variations ressemble à une pierre précieuse brillant de mille éclats, de mille facettes qui sont autant de surprises pour un-e spectateur-trice que le ballet classique ne finira jamais d’émerveiller, c’est-à-dire aussi d’étonner.
Thème et variations de George Balanchine, du 22 septembre au 11 octobre 2015 par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnier.