Golden Hours (As you like it) d’Anne Teresa de Keersmaeker, l’abrupt enchantement de la forêt d’Arden
Anne Teresa de Keersmaeker, chorégraphe majeure reconnue dès ses premières pièces Fase et Rosas danst Rosas, est appréciée pour sa danse minimaliste répétitive, ses constructions scéniques ciselées et géométriques, sa musicalité. Avec Golden Hours (As you like it), pièce exigeante créée en janvier 2015 à Bruxelles et présentée pour la première fois en France au Théâtre de la Ville, la directrice de Rosas surprend, déconcerte et finalement enchante.
Dans sa recherche du lien intime entre musique et mouvements, Anne Teresa de Keersmaeker a exploré des répertoires variés, du minimalisme de Steve Reich au baroque de Jean-Sébastien Bach, du jazz de John Coltrane au folk de Joan Baez, en passant par Béla Bartók ou Gustav Mahler. Avec cette dernière pièce, elle se confronte pour la première fois à la musique pop. Golden Hours tire en effet son nom du morceau éponyme de Brian Eno.
Ce titre, point de départ de la création, en a sûrement influencé la musicalité du geste. Il est répété en boucle dans un fascinant prologue, où onze interprètes vêtus de baskets et leggings tels des adolescents, avancent très lentement, jouent du poids de leurs corps et de leurs appuis, avant de rebrousser chemin dans une course où ils claudiqueront. Cependant, ce morceau, comme d’autres extraits de l’album Another Green World, ne sera distillé ensuite que par bribes, par l’intermédiaire de la guitare du danseur Carlos Garbin le plus souvent. Golden Hours (As you like it) se déploie dans le silence.
C’est alors finalement dans son sous-titre qu’il faut chercher les clés de ce spectacle, véritable théâtre dansé. En effet, la comédie de William Shakespeare, As you like it (Comme il vous plaira), lui sert d’argument. Anne Teresa de Keersmaeker en a resserré et simplifié l’intrigue, extrait des phrases emblématiques qui sont projetées en fond de scène au fur et à mesure de son déroulement. On y retrouve les deux amants, Orlando et Rosalinde qui, en rupture avec la corruption de la cour, bannie pour l’une, révolté pour l’autre, se réfugient séparément dans la forêt d’Arden où ils découvrent une sorte de monde idyllique.
Chose rare dans son processus de création, la chorégraphe a demandé à ses jeunes danseurs et danseuses, d’improviser à partir du texte de William Shakespeare. Selon une trame précise, ils mettent donc en mouvements, après les avoir appris, intégrés, les mots, les rythmes, la poésie d’As you like it, en « dévoilant des corps pensants habités de langage et d’intentions« . Il s’agit pour chaque interprète de dire, de dialoguer, avec ses yeux et ses membres, sans pour autant mimer.
Le parti pris est fort et fait de Golden Hours (As you like it) une pièce exigeante et abrupte. Rien n’y est concocté pour séduire. Le plateau est nu de tout décor, les lumières réduites à une rampe de néons, la musique le plus souvent absente. La danse elle-même n’a aucune intention esthétisante. Les quelques textes mis en exergue donnent du sens plus qu’ils ne permettent de suivre l’intrigue tandis qu’Anne Teresa de Keersmaeker continue de brouiller les pistes en faisant interpréter le rôle de Rosalinde, qui dans l’œuvre de William Shakespeare se travestit, par un jeune garçon. Et le tout dure plus de deux heures. Dés lors, assez nombreux sont ceux et celles qui fuient la salle plus ou moins ostensiblement.
Pourtant, comme un livre dont les premières pages paraissent ardues mais dont on finit par se délecter, ce spectacle sait réjouir et envouter. Car délester la scène de ses habituels atours permet de se concentrer sur l’essentiel. Privés de mots, de musique, de pas normés, les interprètes, tous magnifiques, semblent dénudés, plus vrais et impliqués que jamais. Leurs gestes comme leurs regards, intenses, en deviennent bouleversants. Aron Blom, remarquable dans le rôle de Rosalinde, émeut tout particulièrement.
Golden Hours (As you like it) offre aussi de multiples lectures. J’y ai vu pour ma part un émouvant hommage à l’adolescence. Cet âge si troublant où l’enfant qui ne l’est plus tout à fait se révolte comme Orlando, est épris de liberté et d’aventure comme Rosalinde, rêve d’un monde plus beau comme celui de la forêt d’Arden et tombe follement amoureux sans savoir toujours très bien comment se conduire. Cet âge où l’identité sexuée n’est pas encore bien définie et où le groupe de pairs comme les meilleurs amis ont une place essentielle.
Il est possible d’y lire aussi une mise en abyme de l’œuvre théâtrale, si l’on imagine que les jeunes gens sur scène répètent la pièce de William Shakespeare. Certains d’entre eux ne deviennent-ils pas parfois des spectateurs attentifs et attentionnés de l’intrigue qui se dénoue, rejoignant même le public dans la salle ? À moins que tous jouent finalement leur propre rôle. L’illustre dramaturge n’écrit-il pas lui-même dans As you like it cette phrase relevée par Anne Teresa de Keersmaeker : « Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles. »
Il est peu courant qu’une chorégraphe, présentant son travail dans un théâtre pour la trentième année, réussisse à vraiment surprendre. Peu courant également qu’un spectacle laisse l’impression d’avoir découvert un nouveau langage, une nouvelle grammaire du corps. C’est ce que réussit Anne Teresa de Keersmaeker aidée de ses brillants interprètes avec Golden Hours (As you like it), en plus de faire surgir une vague d’émotions d’une recherche pourtant formelle. Cette pièce, sans doute, fera date, et je me réjouis déjà de la revoir.
Golden Hours (As you like it) d’Anne Teresa de Keersmaeker par les danseurs de Rosas au Théâtre de la Ville. Chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker. Musique, Another Green World de Brian Eno. Arrangements de Carlos Garbin. Conseil artistique, Ann Veronica Janssens. Conseil dramaturgique, Bojana Cvejic. Lumières de Luc Schalfin. Costumes d’Anne-Catherin Kunz. Créé avec et interprété par Aron Blom, Linda Blomqvist, Tale Dolven, Carlos Garbin, Tarek Halaby, Mikko Hyvönen, Veli Lehtovaara, Sandra Ortega Bejarano, Elizaveta Penkova, Georgia Vardarou et Sue-Yeon Youn. Samedi 13 juin 2015.
Golden Hours est présenté du 13 au 20 juin 2015 au Théâtre de la Ville, du 7 au 9 juillet au Théâtre de l’Agora dans le cadre du Festival Montpellier Danse avant d’entamer une tournée européenne.