L’anatomie de la sensation de Wayne McGregor par le Ballet de l’Opéra de Paris – Épisode 2
Créée par Wayne McGregor en 2011 pour le Ballet de l’Opéra de Paris, L’anatomie de la sensation est un spectacle à références. Le chorégraphe a tiré son inspiration des tableaux charnels de Francis Bacon, et de la musique de Mark Anthony Turnage : Blood on the Floor, pièce jazz mélodique, elle même conçue comme un hommage au peintre. Jusqu’au titre du ballet est en forme d’allusion. Derrière L’anatomie de la sensation, il y a Logique de la sensation, un essai consacré par le philosophe Gilles Deleuze à l’oeuvre de Francis Bacon. Wayne McGregor voulait aussi thématiser des échos biographiques, des résonances dans la manière qu’ont (eue) ces hommes de penser le processus de création artistique. Trop de références pour un seul ballet ?
L’anatomie de la sensation aurait pu être de ces spectacles trop cérébraux, plus intéressants sur le papier que dans leur réalisation. Mais ce n’est heureusement pas le cas. Il est certes éclairant de lire ce que Wayne McGregor a à dire de sa pièce (dans une longue interview que retranscrit le programme), mais celle-ci a assez de force pour être en elle-même captivante. Portée par des interprètes remarquables, et par la virtuosité de l’Ensemble intercontemporain accompagné de quatre musiciens de jazz, L’anatomie de la sensation déploie une palette d’émotions intenses au fil de ses neuf tableaux, qui suivent les mouvements de la partition.
La scénographie de John Pawson, trois panneaux gris pour symboliser de manière épurée les triptyques de Francis Bacon, et les éclairages monochromes aux couleurs tranchées de Lucy Carter, sont d’une sobriété très efficace. Le mouvement des danseur-se-s est dès le début en plein centre du ballet, et il y reste jusqu’à l’image finale, bouleversante. Seuls les costumes sont assez décevants, peu ajustés aux danseur-se-s et donnant une impression d’inabouti.
Bestialité, esseulement, cri intérieur : tels sont quelques uns des thèmes que Wayne McGregor a puisés à l’oeuvre de Francis Bacon. Pas de chair retournée ni de visages tourmentés dans cette pièce cependant, et en un sens le style de Wayne McGregor, aussi disloqué soit-il, n’évoque en rien l’univers du peintre. Lorsqu’au troisième mouvement des danseuses en violet miment les cris de Francis Bacon, l’effet est raté et la référence sonne artificielle. Mais une grande sensualité, parfois animale, émane bien de ces corps poussés à leurs limites. Et quand soudain le dernier tableau se fait rouge, la chair émerge enfin.
« La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité » (Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation)
Blanc, turquoise, vert, orange… Comme les couleurs, les tableaux se succèdent, et incarnent toutes les ambiances d’une partition qui alterne de l’air entraînant à la sombre élégie. Les danseur-se-s de l’Opéra de Paris possèdent parfaitement le langage de Wayne McGregor. Son style emprunte à Merce Cunningham la géométrisation précise de l’espace par des corps parfois rendus impersonnels, à William Forsythe le goût des lignes outrepassées, à Jerome Robbins la vivacité des ensembles. Comme ces chorégraphes, Wayne McGregor joue très singulièrement avec les limites de la danse classique. Il la mêle dans ce ballet d’un peu de hip hop, rejette les épaules en arrière, animalise le torse et tend les membres à l’extrême, le tout entre saccades et fluidité serpentine. Mais chaque danseur-se peut interpréter ce style d’une façon qui lui est propre.
Le ballet s’ouvre sur deux hommes qui peu à peu se dénudent, Yannick Bittencourt et Hugo Marchand. Ce tableau est une allusion à l’homosexualité de Francis Bacon, mais surtout une première variation sur la solitude à plusieurs. Peu d’érotisme entre ces hommes, plutôt la tentative d’établir une relation, où la tendresse plus grande de l’un des deux bascule en violence. Hugo Marchand est l’objet du désir, mais échappe, par ces ondulations de la nuque et ces élongations bizarres typiques de Wayne McGregor, aux gestes de panthère de Yannick Bittencourt. Lorsque la respiration devient fébrile, le peau contre peau se transforme en corps à corps.
« Homme non par l’abdomen et les plaques fessières ou les vertèbres / mais par ses courants, sa faiblesse qui se redresse aux chocs, ses démarrages / homme selon la lune et la poudre brûlante et la kermesse en soi du / mouvement des autres » (Henri Michaux, Mouvements)
Alice Renavand, naïade à la sensualité troublante, semble évoluer dans un élément aquatique au deuxième tableau. Seule sur une scène presque vide, elle la remplit par sa présence. Mais au quatrième tableau, l’air est devenu d’une aridité étouffante, et la danseuse se transforme en animal, jusqu’à égorger avec indifférence sa rivale. La violence reste cependant toujours très stylisée, dans une chorégraphie de facture néoclassique. Autre duo remarquable, celui entre une Laura Hecquet élégiaque, dont les élongations infinies et l’hésitation de pieds en dedans transmettent la détresse, et un Hugo Marchand évanescent dans sa presque nudité. Est-ce lui dont la danseuse porte le deuil ? Le dernier duo de la pièce, entre Valentine Colasante et Vincent Chaillet, est au contraire plein de peps et d’humour. Les ensembles enfin sont une grande réussite de ce ballet. Le jazz parfois se fait électrique, presque rock’n roll, et avec lui la scène devient boîte de nuit d’un bleu pétant. Ou alors il nous transporte dans l’univers cinématographique américain de l’après guerre, dans les musicals aussi.
Même si la transition d’un tableau à un autre est si abrupte qu’elle a parfois du mal à s’opérer, le final ressaisit ce qui pouvait sembler hétéroclite. Tou-te-s les danseur-se-s se croisent à un rythme effréné derrière un voile de gaze, giclées de peinture et ombres majestueuses. Les relations se nouent et se dénouent sur fond d’un décor qui évoque soudain Metropolis. Nous étions finalement dans une grande ville, et toutes ses passions, et ses solitudes habitées ! S’il y a un aspect sur lequel L’anatomie de la sensation échoue, c’est paradoxalement à incarner les oeuvres de Francis Bacon, sauf à de très rares instants. Plus qu’aux tableaux du peintre, c’est peut-être à sa vie qu’il est rendu hommage. Mais surtout, L’anatomie de la sensation dissèque avec onirisme les états de corps et d’âme des solitudes urbaines, dans les vapeurs irisées du jazz.
L’anatomie de la sensation, pour Francis Bacon de Wayne McGregor par les danseurs de l’Opéra de Paris à l’Opéra Bastille. Musique, Blood on the Floor, de Mark Anthony Turnage, scénographie de John Pawson, costumes de Moritz Junge, lumières de Lucy Carter. Avec l’Ensemble intercontemporain, John Parricelli, Peter Erskine, Martin Roberston, Michel Benita et Willi Bopp. Avec les danseur-se-s Yannick Bittencourt, Hugo Marchand, Alice Renavand, Mélanie Hurel, Charlotte Ranson, Yvon Demol, Valentine Colasante, Vincent Chaillet, Jennifer Visocchi, Allister Madin, Laura Hecquet et le corps de ballet. Samedi 11 juillet 2015.