Mikko Nissinen, directeur du Boston Ballet : « Je veux faire un théâtre vivant pour aujourd’hui »
En 2001, le finlandais Mikko Nissinen prenait la direction artistique du Boston Ballet, une compagnie classique fondée en 1963. Une troupe prestigieuse, mais qui s’était un peu endormie sur ses acquis et un répertoire limité. L’ancien Danseur Étoile du San Francisco Ballet, formé à Helsinki à l’école du Ballet national de Finlande, a hissé le niveau de la troupe forte de 69 danseuses et danseurs et enrichi le répertoire, faisant du Boston Ballet l’une des toutes premières compagnies américaines. Il a également remonté quelques productions pour la troupe, dont Le Lac des Cygnes repris au mois de mai. L’occasion d’une rencontre avec ce directeur ambitieux, très attentif au tournant que prend la danse aux États-Unis.
Il y a maintenant 15 ans que vous dirigez le Boston Ballet. C’est un laps de temps suffisant pour faire un bilan d’étape. Quel regard portez-vous sur ces 15 dernières années ?
Quand je suis arrivé ici il y a 15 ans, le conseil de direction avait le sentiment que le Boston Ballet avait besoin de changement. Mais quand j’ai demandé : « Quelles sortes de changements ?« , ils n’ont pas été vraiment clairs. Dans un tel contexte, il m’a semblé qu’il était nécessaire d’être en phase avec la compagnie et de diversifier le répertoire en l’élargissant. Et l’idée que le public du Boston Ballet n’aimait que les grands classiques devait être questionnée. J’ai aussi proposé que nous ayons une perspective internationale. De ne pas se contenter de l’héritage russe qui était omniprésent mais revenir à George Balanchine qui a eu une influence considérable sur cette compagnie. Créer aussi de nouvelles pièces néo-classiques et ne jamais oublier la danse contemporaine .
Il vous semblait important d’introduire des chorégraphes contemporains au répertoire du Boston Ballet ?
Absolument. Parce que Le Lac des Cygnes fut un ballet révolutionnaire à sa création, c’était une œuvre d’avant-garde à l’époque et il nous revient de montrer ce qu’est l’avant-garde d’aujourd’hui. J’ai eu la chance extrême dans ma carrière de danseur de pouvoir interpréter tout ce répertoire et je voulais en arrivant à Boston faire partager mon expérience. Les gens ont dû penser au début que c’était un peu fou, mais petit à petit, nous avons montré des œuvres contemporaines. Et pas dans l’état d’esprit d’être une compagnie classique qui danse des œuvres contemporaines, mais de danser ce répertoire contemporain au plus haut niveau. Aujourd’hui nous avons des pièces de Jiří Kylián au répertoire et le public est totalement ouvert à ce type de chorégraphie. De ce point de vue, je crois que j’ai réussi ma mission.
Vous avez donc dû façonner la compagnie pour qu’elle soit capable de danser des styles aussi différents ?
Oui, et ce ne fut pas toujours facile car vous exigez énormément de la compagnie. Vous leur demandez d’être à la fois un artiste du New York City Ballet, du Royal Ballet ou du Nederlands Dans Theater (la compagnie dont Jiří Kylián fut directeur artistique). Bien sur, tout le monde n’excelle pas dans tous les styles mais je suis moi-même étonné de voir que beaucoup de danseuses et de danseurs sont capables de danser ces trois types de répertoire.
Comment la compagnie a-t-elle réagi quand vous avez fait ces propositions ?
J’ai toujours été très sérieux et déterminé sur mon projet artistique : élargir le répertoire, améliorer le niveau général des danseur.e.s, travailler sans cesse la musicalité, se placer dans un contexte international et se considérer comme appartenant à une équipe. C’était ma feuille de route. Certain.e.s étaient enthousiastes, d’autres moins. Ceux-celles-là ont préféré partir et j’ai donc engagé de nouvelles danseuses et de nouveaux danseurs. C’est un processus qui a pris trois ans et à partir de là, nous n’avons pas cessé de construire et de reconstruire.
Et le public ? Quelle a été sa réaction ?
J’avais un avantage : j’étais le nouveau venu d’ailleurs. Certains ont dû penser : « Il est naïf « . Mon tout premier programme réunissait William Forsythe, Mark Morris et Jorma Elo (chorégraphe en résidence) et je voulais juste envoyer ce message au public : « Voilà différents types de danse que je vais mettre sur scène« . J’ai un profond respect pour les ballets académiques et je suis très fier des productions qui sont à notre répertoire. Mais ce n’est pas un musée ou une église, c’est un théâtre vivant pour aujourd’hui. C’est avant tout cela qui m’intéresse : faire du spectacle vivant pour le public d’aujourd’hui.
Comment définiriez-vous la spécificité du Boston Ballet dans le panorama des compagnies américaines ?
Je dirais encore une fois que, cet attachement à ces trois types de répertoire dont je viens de parler, est notre signature. Et puis nous ne sommes pas liés par héritage à une voix chorégraphique que nous devrions représenter. Nous n’avons pas comme d’autres la responsabilité de défendre George Balanchine, Jerome Robbins, Frederick Ashton, Kenneth McMillan ou John Cranko. Et c’est une forme de liberté de ne pas avoir à prendre en compte un héritage. Cela se traduit dans la diversité de nos productions. Nous avons le Don Quichotte de Rudolf Noureev, La Sylphide dans une production danoise d’après Bournonville, les trois chefs d’œuvres de John Cranko (Onéguine, Roméo et Juliette, La Mégère Apprivoisée). C’est cela aussi notre spécificité.
Quel.le.s chorégraphes avez-vous envie de faire venir à Boston ?
Je suis impatient de montrer ici à Boston le nouveau ballet de Wayne McGregor Obsidian Tear que nous coproduisons avec le Royal Ballet sur une partition d’Esa-Pekka Salonen, mon compatriote. La première sera en mai prochain à Londres. Nous avions montré Chroma et cela avait été un grand succès. J’ai aussi des projets pour des pièces de Justin Peck, Liam Scarlett, Crystal Pite. J’aimerais aussi faire venir Akram Khan et puis élargir notre collaboration avec Christopher Wheeldon. Tous ces noms sont des évidences. Mais il y a tous ceux et celles qu’il faut découvrir car c’est aussi notre mission de mettre sur scène les talents de demain. J’ai toujours cette démarche et je continue de voyager pour aller voir de nouveaux ballets et de nouveaux chorégraphes. J’ai la conviction que cela fait partie de ma mission.
Il y a deux ans, vous avez décidé de produire votre version du Lac Des Cygnes. Ce fut un énorme succès et le ballet revient sur la scène de l’opéra de Boston. Pourquoi avez-vous voulu faire votre Lac des Cygnes ?
J’ai toujours eu un lien très fort avec Le Lac Des Cygnes. J’avais fait une première version ici mais j’avais dû, pour des raisons budgétaires, utiliser les costumes et les décors qui existaient. J’ai donc voulu le refaire quand j’ai eu les moyens de le montrer tel que je le voulais. C’est un ballet que je connais par cœur dans tous les détails. Je ne voulais pas modifier la chorégraphie mais respecter ce qui a été créé par Marius Petipa et Lev Ivanov, et puis ajourer ma touche personnelle dans le déroulement du drame tel que je le vois. Je voulais rester au plus près de la trame dramatique du ballet, en exprimer l’essence. C’était cela mon projet et j’ai eu de la chance car la réaction du public a été très positive, comme elle l’avait été lorsque j’ai monté Casse-Noisette.
Vous avez été Danseur Étoile de nombreuses années avant de prendre la direction artistique du Boston Ballet. Vous êtes européen mais vous travaillez aux États Unis. Vous êtes bien placé pour juger de l’état de santé de cet art fragile qu’est le ballet. Quel est votre diagnostic ?
Nous vivons aujourd’hui une période décisive car ce qui est en jeu, c’est de savoir dans quelle direction nous allons aller. Il y a aujourd’hui de nombreux talents, des chorégraphes prometteurs et des compagnies qui font un travail formidable. Mais il y aussi une forte tentation populiste et parfois, je croise des gens qui ne croient pas dans le pouvoir de la danse comme un art en mouvement, capable d’évoluer et de se transformer. On voit aussi de plus en plus de productions très « Dysney » ou « Broadway ». Je crois que c’est un piège. Ce serait un cauchemar que le vocabulaire classique ne subsiste que dans des « Broadway musicals ». C’est un danger. Aux États Unis, il n’y a pas d’investissement de l’État dans la culture. Pour nous par exemple, c’est 0,2% de notre budget et la vente de tickets est loin de couvrir les coûts de la compagnie. Donc nous dépendons des donateurs individuels et des sponsors d’entreprise. Il faut les convaincre de s’engager pour l’art. Je ne suis pas pessimiste mais je suis tout de même un peu inquiet pour l’avenir car j’ai vu des compagnies prendre un tournant très commercial et ne pas y survivre. Il faut coûte que coûte persister à encourager la création et la nouveauté, quitte à prendre des risques. Mais c’est la seule voie qui sera payante et permettra au ballet de se perpétuer comme art.
Reprise du Lac des Cygnes de Mikko Nissinen du 29 avril au 26 mai au Boston Opera House.
a.
Merci pour cette entrevue très intéressante.