Avant toutes disparitions, rencontre avec Thomas Lebrun
Thomas Lebrun, à la tête du CCN de Tours depuis maintenant quatre ans, présentait son attendue nouvelle création le 17 mai au Théâtre National de Chaillot : Avant toutes disparitions. Un pièce exigeante, aussi sombre et nostalgique que tendre et poétique, qui offre de multiples lectures possibles. De La constellation consternée à La jeune fille et la mort, de Trois décennies d’amour cerné au romantique et plébiscité Lied Ballet, la mort rode souvent dans les pièces de Thomas Lebrun. Si sa sombre besogne est toujours à l’œuvre dans la dernière création du chorégraphe, il y traite cette fois de multiples disparitions, qu’elles soient physiques ou plus abstraites. « Ce peut être la disparition de quelqu’un, mais aussi de convictions, de pensées, d’espoirs… pas forcément une disparition matérielle« … Rencontre avec le chorégraphe au lendemain de la première.
Clairement construite en deux parties, Avant toutes disparitions s’ouvre sur un couple vêtu de noir, robe longue et costume élégant, interprété par Daniel Larrieu et Odile Azagury, figures emblématiques de ce qu’on appela la nouvelle danse française. Ensemble, ils exécutent une série de mouvements tendres, tout à la fois sobres et sophistiqués, sur un très large rectangle de pelouse qui pourrait presque nous faire croire que Peter Pabst est à la manœuvre. Thomas Lebrun choisit avec soin tous ses interprètes, parce qu’ils le touchent et l’inspirent, et travaille fidèlement avec l’ensemble d’entre eux. Mais au-delà de ce qu’ils lui apportent, au delà des précieux échanges qu’il a avec eux, mettre en scène Daniel Larrieu et Odile Azagury est aussi un acte fort. « Ces gens qui ont fait de la danse dans les années 1980, 1990, 2000, qui ont accompli un travail remarquable, et qui, du jour au lendemain, n’ont plus le droit de faire leur métier parce qu’il n’ont plus les moyens, car ne plus avoir les moyens c’est ne plus avoir le droit, je trouve ça incroyable ! Certains ont une qualité de travail et de proposition dingue, et on ne les voit plus, ils ont disparu. La plupart des gens ne savent même plus qu’ils existent. Ça aussi fait partie d' »Avant toutes disparitions » ! Alors oui, jeune génération, émergence etc. mais pas que ! » s’emporte-t-il malgré son immuable sourire.
Alors qu’Odile Azagury abandonne le plateau, pour mieux y revenir avec une précieuse petite plante qu’elle confie à celui qui partage sa vie, les autres danseurs et danseuses, vêtu.e.s de costumes années 1940, font en arrière plan leur apparition. D’étreintes en bombardements, de disparitions en retrouvailles, la grande histoire et les plus intimes se déploient, sans presque qu’Odile Azagury ne cesse de fleurir à l’aide de Daniel Larrieu son jardin, qu’on imagine par instants être en fait un cimetière. Parfois l’agitation extérieure fait irruption dans leur espace, pour une danse serpentine elle aussi très « bauschienne », ou lorsqu’un homme, sorte de Dormeur du Val inversé, s’y effondre, pour mieux se relever ensuite. De cette chorégraphie à l’écriture ciselée, naissent des images d’une très grande force évocatrice. Il en est ainsi de ces hommes nus, longeant de dos le fond de scène, tête basse et dos courbé, avant qu’ils ne lèvent les mains et que le dernier d’entre eux ne tombe comme sous les balles.
Dans cette exaltante première partie comme dans la suivante, aucun des choix de Thomas Lebrun n’est innocent. « J’avais aussi envie de parler de la danse« , nous dit-il. « Nous sommes quand même dans une époque, où elle a une place de plus en plus petite, où on accepte de moins en moins les choses : ce qu’elle peut exprimer ou ce qu’elle peut développer. Il faudrait qu’elle puisse être un peu plus ouverte. Si dans cette pièce, on limite l’espace par un carré, par un jardin, ce n’est pas anodin. »
Au delà de la danse, Avant toutes disparitions évoque aussi le temps, c’est-à-dire une époque ancienne aussi bien que contemporaine. « Dans la première partie, on peut avoir par les costumes, par l’univers global, une vision des années 1930/1940. Je l’ai connotée vers cette époque parce que ça signifie pour moi quelque chose d’intime. Mais c’est aussi hyper contemporain. Ce sont des faits qui se déroulent encore aujourd’hui, partout. » D’ailleurs à la fin de celle-ci, notre époque surgit à travers une danse de groupe fiévreuse, presque tribale, où des actes sexuels multiples et sans tendresse s’enchainent à grands coups de reins, portés par une musique angoissante. C’est qu’aujourd’hui tout se consomme avec frénésie, et que l’hyperactivité permet de masquer le vide. « Il n’y a en effet pas de joie dans ce passage. Il traite de la façon que nous avons de trouver des moyens de nous évader, de ne pas regarder la réalité en face. Il montre aussi comment dans la recherche de l’extase, dans l’activité permanente, dans cette volonté de ne pas penser, on peut détruire ce que d’autres ont mis du temps à construire. »
Et de fait, le groupe en liesse laissera le jardin lentement aménagé dévasté. « Il y a aussi une histoire de territoire. Comment on investit le territoire d’autres personnes, soit consciemment, soit inconsciemment. Ce besoin d’atteindre l’intimité de l’autre peut la détruire. Comment alors va-t-il accepter que certaines choses qui lui sont importantes disparaissent ? C’est aussi un sujet très contemporain. »
Puis vient l’heure de la quiétude, et d’une seconde partie contrastant fort avec ce qui la précède. Plus simplement vêtus de noir, Odile Azagury, Anne-Sophie Lancelin, Daniel Larrieu et Thomas Lebrun offrent une danse lente et spirituelle, sur une scène qu’un brouillard croissant envahit. « Quand une personne disparait physiquement, elle ne disparait pas dans mon être, elle ne disparait pas dans mon esprit, elle ne disparait pas dans mes souvenirs. Je ne crois pas à l’au-delà, je n’ai aucune intimité avec ça, je suis athée. Pourtant je sais qu’il y a des personnes à qui je pense souvent, à qui je pourrais parler inconsciemment. Thomas Lebrun joue avec des images repérables. « Puisque ma pièce parle de disparitions et qu’il y a du brouillard, on pense à un paradis. Mais la brume peut juste être un élément concret, il peut y en avoir dans les rues de Paris, à la campagne. Ces images ne sont pas obligatoirement dirigées vers l’inconscient collectif. Ce peut être un paradis pour quelqu’un qui se sent proche de ça, mais aussi juste une disparition de l’image du corps, puisque le brouillard nous cache et nous fait disparaitre du plateau. Je n’ai pas travaillé sur une lecture particulière, mais sur plusieurs images de disparition. »
Cette dernière partie, Thomas Lebrun aime à la voir comme « une disparition qui apaise« , insistant sur le fait que cela arrive aussi dans la vie. Elle invite également à prendre le temps. « Dans le côté assez linéaire global de la première partie, il y a quelques images fortes qui sont comme des coups de poing. Pour moi cette dernière partie est aussi un moment où le public peut lâcher. S’il ne nous accompagne pas sur tous les gestes, ça n’est pas grave. Pendant toute la pièce, quelque chose est monté, monté, monté… Et à ce moment-là, c’est un relâchement commun. Un moment particulier que certains peuvent trouver long. « Oui, si on ne fait que regarder c’est long », explique le chorégraphe. « Ça n’est pas fait que pour regarder. C’est un choix. Il y a des gens qui trouvent ça super, qui disent ça fait du bien que quelque chose comme ça arrive aujourd’hui. Et il y en a qui ont du mal à accepter, on en revient toujours au même, que nous, sur le plateau, nous puissions aussi disparaître. Qu’on ne soit pas ceux qu’il faut regarder, ceux sur lesquels il faut être focalisé, mais qu’on propose quelque chose qui permette aux gens de se retirer, et d’être avec eux-mêmes. C’est pour moi l’important de la pièce. C’est reçu par certains et moins par d’autres, voire pas du tout par certaines personnes. Mais c’est ma pièce« .
Bien sûr, au lendemain de la première, le chorégraphe a déjà eu l’occasion d’échanger avec professionnels et critiques. « Les premiers retours que j’ai sont que j’aurais dû resserrer la pièce. Mais pour moi, elle est juste avec cette durée-là ». Il explique que le temps, dans ses travaux, revêt toujours une très grande importance. « Comment je vais amener les choses, comment je vais retenir, comment je vais faire patienter les gens pour être dans un rythme. Pour moi le rythme est fondamental. Tout ça est donc conscient. C’est un choix que je fais. Cette pièce, c’est comme ça que j’ai voulu l’exprimer, la dire« .
Et quand des professionnels lui disent qu’il faudrait couper 10 minutes, Thomas Lebrun est formel et leur répond : « Cette proposition est la mienne, il faut la prendre comme elle est. Laissez à la danse le temps d’éprouver les choses. Laissez-vous le temps, vous, plutôt que d’affirmer tout de suite que, pour que ce soit parfait, il faut couper. Mais qui peut dire que ce sera parfait ? Parfois le jugement est trop hâtif ». Et d’ajouter : « Pour moi, chaque chose dans cette pièce est nécessaire, et si je comprends cette impression de longueur que peuvent avoir certaines personnes, elle est aussi directement liée au thème. Notamment au fait qu’on sait parfois qu’une disparition va arriver, mais qu’elle est lente à venir, c’est aussi une façon de travailler là-dessus« .
Faire l’unanimité n’est pas mon but, je sais que ça n’est pas possible.
Les conseils et critiques, Thomas Lebrun y est habitué. Comme pour Avant toutes disparitions, il avait entendu pour Lied Ballet : « Si tu n’avais pas fait cette dernière partie, ça aurait été un carton« . Mais « Faire un carton » n’est pas son but. « Bien sûr, si la pièce est bien reçue, tant mieux », tempère-t-il. « Mais je n’ai pas envie de faire une œuvre qui ne serait pas vraiment moi, et qui en plus irait dans le sens de ce que l’on attend. Ces dernières parties qui posent souvent question, qui sont les plus fragiles au niveau de la réception, sont celles qui pour moi sont les plus importantes, les plus utiles, justement parce qu’elles posent question. Il y a donc toujours un petit décalage. Mais si au début j’en avais peur, aujourd’hui il me fait sourire. Faire l’unanimité n’est pas mon but, je sais que ça n’est pas possible. Un auteur, un chorégraphe, un artiste ne doit pas aller vers ça, même si on lui tend la perche pour qu’il y aille ». Avant de poursuivre : « Si elle n’est pas la seule, la danse a quand même de moins en moins de place, il y en a de moins en moins dans les théâtres. Il faut les remplir, donc on choisit des choses qui réunissent du monde, qui sont fédératrices, consensuelles. »
Le chorégraphe a la confiance sereine de celui qui a mené à bien un projet conforme à ce qu’il souhaitait, et danser à nouveau sur scène le rend joyeux. « Le fait d’être sur le plateau n’a rien changé par rapport à mon écriture. En revanche ça change la façon dont je vis les choses : je stresse beaucoup moins ! Je suis dans le moment présent, je n’ai pas le regard extérieur de celui qui est dans la salle, ce questionnement de chorégraphe. Je me sens beaucoup plus libre. Ça fait un bien fou ! » avoue-t-il en riant. Puis il conclue : « Je crois que le quatuor va gagner de la force en jouant. On doit être totalement sereins pour y être justes, ce qui n’est pas évident un soir de première. Dans la partie rapide, il y avait peut-être aussi moins de nuances que dans une répétition. C’est vrai pour toutes les pièces, il faut les éprouver plusieurs fois avec un public, pour pouvoir être juste. Mais on a travaillé ensemble pour être le plus prêts possible, et globalement je suis content. » Même si je l’ai appréciée en première lecture, il sera sans doute en effet intéressant de revoir Avant toutes disparitions après quelques semaines de rodage…
Avant toutes disparitions de Thomas Lebrun au Théâtre National de Chaillot. Avec : Odile Azagury, Maxime Camo, Anthony Cazaux, Raphaël Cottin, Anne-Emanuelle Deroo, Anne-Sophie Lancelin, Daniel Larrieu, Thomas Lebrun, Matthieu Patarozzi, Léa Scher, Yohann Têté et Julien-Henri Vy Van Dung. Mardi 17 mai 2016. Avant toutes disparitions est en tournée en France jusqu’en mai 2017.