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Saburo Teshigawara : « Notre corps est flexible et fragile. Sa force est là »

Darkness is hiding black horses, la prochaine création de Saburo Teshigawara pour le Ballet de l’Opéra de Paris, sera sur scène dès le 31 octobre. À cette occasion, une rencontre publique a été organisée avec le chorégraphe japonais, quelques jours avant la séance de travail.

Plus qu’une interview, il s’agissait plutôt d’un exposé de Saburo Teshigawara sur sa méthode de travail et son œuvre. Il a déroulé sa pensée, et très peu de questions ont finalement été posées. Compte-rendu.

Saburo-Teshigawara

Son retour à l’Opéra de Paris

Je suis très heureux d’être là à nouveau. J’ai commencé à travailler avec beaucoup de plaisir avec les interprètes (ndlr : Nicolas Le Riche, Aurélie Dupont et Jérémie Bélingard). Les danseurs avec qui je travaille sont très intéressants et sont intéressés par ce que je fais. Ce partage de curiosité me permet d’être très attentif aux détails. Et quand je dis détails, je parle du corps.

La chose importante, c’est ce par quoi j’ai commencé, c’est le corps, puis le tempo. Ce qui marche dans le quotidien, c’est le détail minutieux. On peut appeler ça du minimalisme. Un livre est fabriqué à l’aide de tous petits caractères. C’est pareil pour le corps. Un tout petit détail du corps doit apporter ce sentiment de sensorialité ou d’émotion. Vivre ou mourir, rire ou pleurer… La différence entre les deux, souvent, c’est juste un tout petit détail.

 

La réalité de la danse

C’est peut-être une question stupide, mais quelle est la réalité de la danse ? C’est ce qui m’intéresse et ce n’est pas si simple. Il y a la question de la vie du corps, comment un corps se déplace et qui déplace un corps. On pourrait dire que c’est moi, le chorégraphe, qui déplace les corps. Mais ce ne serait pas la bonne réponse. C’est la personne elle-même qui se déplace elle-même. Moi, je fais des suggestions.

Un corps est un être sensible. Je dis à mes danseurs : « Soyez fragiles, soyez honnêtes. Vous n’avez pas besoin de force et vous n’avez pas besoin de faire semblant« . Quand je me pose la question de savoir de quoi vient la danse, la réponse est qu’elle vient de la fragilité. La fragilité est flexible. Et ce qui est flexible est plus fort. Une matière forte se casse facilement, une matière flexible se casse moins. Notre corps est flexible et fragile. Sa force est là.

Sa méthode de travail

Je ne leur parle pas beaucoup de l’histoire de la pièce. Mais je peux faire beaucoup de propositions et de suggestions. Je peux par exemple dire aux danseurs : « Ne réagissez pas » ou « Ne vous servez pas de vos souvenirs« . Cela peut paraître un peu paradoxal comme type d’instruction. Mais c’est important, parce que quand on parle d’un corps qui se déplace, on parle d’abord de la question du corps. Ensuite vient l’envie de mouvement, et ensuite le mouvement. Sinon, moi le chorégraphe, je suis un dictateur.

Je pose des questions aux danseurs. Par exemple : « Comment est-ce que vous lâchez votre corps » ou « Comment est-ce que vous vous étirez ?« . La réponse à ce « Comment » que je leur demande arrive par le temps, par le tempo. Le temps est vraiment important pour tout. J’ai affaire à des danseurs qui sont des artistes très expérimentés. La première question que j’ai eu envie de leur poser est comment ils peuvent se débarrasser de ce qu’ils ont en mémoire pour aborder notre travail différemment. Comment peuvent-ils être libres de leurs expériences passées ?

Il faut que les danseurs soient crédibles pour moi. Pour ça, je dois leur donner tout ce que je peux leur donner. Et s’ils acceptent ce que je leur donne, alors notre collaboration est complète. C’est mon but : que notre collaboration soit complète.

Au fil des répétitions, les danseurs sont vraiment entrés dans cette manière de penser. Je dis : « Par la danse, on va vers l’inconnu« . On va vers quelque chose de clair, plutôt que d’essayer d’aller vers ce qu’on connaît déjà, ce qui est garanti par avance. Quand je répète les mêmes phrases en répétition, les danseurs répètent avec leur corps ce que je dis et développent leur propre chemin. Mon objectif est de faire évoluer leur esprit. Une fois que leur esprit s’est mis en mouvement, leur corps évolue aussi, et cela va amener de nouvelles idées dans leur esprit.

Saburo Teshigawara et Nicolas Le Riche en répétition

Saburo Teshigawara et Nicolas Le Riche en répétition

Le rapport à la musique

En plus de la danse, je conçois la musique, les éclairages et le décor. La musique est antérieure au travail avec les danseurs. La musique est là, au départ. Les danseurs vont travailler en fonction de la musique, mais ça va être une recherche. Je ne leur donne donc pas une chorégraphie fixe au départ. Ils font leurs recherches en fonction de la musique. Je les questionne sur comment ils bougent : est-ce que c’est la respiration qui détermine le mouvement ? Est-ce que c’est le poids de leur corps ? Voilà comment on évolue en répétition.

 

La recherche, au-delà de la chorégraphie

Au départ, il ne s’agit pas vraiment de s’adresser à une histoire ou à une chorégraphie dans son ensemble. Pour moi, toutes ces questions et tout ce travail servent à rassembler nos points de vue artistiques, et la porte par laquelle nous allons pouvoir passer pour entrer dans la chorégraphie.

C’est pareil pour le public. Avant de parler de ma chorégraphie, je suis obligé de parler de ma méthode de travail et de nos premiers jours de répétition. C’est comme si nous étions aussi ici, lors de cette rencontre, en répétition.

Jérémie Bélingard et Saburo Teshigawara en répétition lors d'une précédente création.

Jérémie Bélingard et Saburo Teshigawara en répétition lors d’une précédente création.

 

Sa création Darkness is hiding black horses

L’obscurité m’intéresse énormément parce que je n’y vois rien, sauf l’obscurité elle-même. Mais je peux me projeter vers cette obscurité. Je peux par exemple m’imaginer que cette obscurité contient des chevaux noirs. Un cheval, deux chevaux, 100 chevaux, 1 million de chevaux… Tellement doux et tellement tranquilles. Ces chevaux ne font que nous regarder. Je me demande ce que je fais dans ce cas. Il ne se passe rien, et pourtant on ressent cette chose immense. C’est l’ouverture de l’oeuvre.

Je suis né de l’imagination. À partir de cet imaginaire, je peux créer un objet chorégraphique concret. Cet objet concret doit être vivant. L’obscurité va aller à la rencontre d’une vie, elle veut vivre en compagnie d’une vie. Comme nous tous, avant la naissance, nous sommes dans l’obscurité. Dès que nous naissons, nous nous mettons à hurler. Après la naissance, la grande question est comment on vit avec les autres. C’est une question qui m’interpelle… C’est un grand mystère quand l’obscurité est toujours là. Retournons-nous vers l’obscurité ? Nous restons ensemble avec notre obscurité. Je pense que nous avons l’obscurité à l’intérieur de notre corps.

Mais parlons-nous de psychologie ici ? Je ne pense pas. J’aime la couleur noire, j’aime les taches obscures parce qu’elles apportent la lumière. L’obscurité est le reflet de la lumière, elle n’est pas le néant. Voilà la lumière dont je parle abstraitement de mon œuvre. Mais la danse est réaliste, je souhaite que le public voit ça sur scène.

 

Pas de chorégraphie prédéfinie…

Pour moi, ma danse est sensorielle. Mais ce que nous ressentons n’est jamais garanti. On n’est jamais sûr, et c’est la base de mon travail. L’absence de garantis est l’explication de la beauté de la chose. C’est la réalité des danseurs qui fait la danse.

Il faut aussi se donner des défis. En répétition, j’ai donc commencé à dire aux danseurs : « On va faire une œuvre sans chorégraphie« .

L’absence de chorégraphie peut paraître paradoxale. Mais la réalité, c’est que dans mon quotidien, il n’y a pas de chorégraphie. Je veux que les déplacements sur scène soient comme dans la vie. Evidemment, il faut aussi la définition d’une chorégraphie. Mais on peut éviter la notion de répétition. Notre modèle est peut-être la fumée ou la vapeur. Ce sont des choses toujours renouvelées, fraîches, elles ne se répètent jamais, elles sont, elles existent. Je me repose constamment la question de ce qu’est la chorégraphie. Je pense qu’on l’appelle comme ça ou non, mais qu’on peut rechercher ce sentiment de fraîcheur. Moi, je vais choisir de dire : « Ce n’est pas de la chorégraphie« .

Il y a des mots-clés que j’utilise souvent : inévitabilité et raisonnable. Je parle du mouvement comme étant un flux. Il faut un moment raisonnable pour alterner le flux. Cela ne peut venir que de l’intérieur du danseur. La plupart des danseurs, au cours des répétitions, vont étirer les temps. Ce n’est pas que je refuse le terme chorégraphie. Mais qu’on en ait une ou non, je pense qu’il faut travailler par cette méthode, parce que c’est grâce à elle que les danseurs habitent le temps. Je n’utilise pas tellement le terme chorégraphie. Je suis à la recherche d’une énergie et d’un potentiel caché. Je peux leur dire : « Je ne vois pas encore ce que nous cherchons« .

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Saburo Teshigawara et Nicolas Le Riche en répétition

… Mais pas d’improvisation non plus

Je ne parle pas d’improvisation, jamais. Quand je dis que l’on n’a pas besoin de répéter, c’est que le but, ou la matière, sont de toutes petites variations dans le temps, et le temps peut changer la qualité ou la matière. Le temps est ce qui est essentiel. Même dans une musique répétitive, on peut créer des espaces qui changent profondément la matière, et dans laquelle 10 secondes paraissent infiniment longues. C’est le jeu de la danse qui permet de ne pas être répétitif. Ce que l’on cherche, c’est la qualité de la matière que le danseur va produire.

Une démarche scientifique ?

J’ai beaucoup de goût pour la recherche scientifique, parce que les scientifiques sont des gens qui ne se satisfont jamais d’une réponse, qui sont toujours dans le questionnement. Je pense que la démarche artistique est de même. J’ai énormément de respect pour la danse classique ou folklorique. Mais je pense que même à l’intérieur de ces disciplines, nous avons l’obligation d’être dans le questionnement. Ce qui m’importe dans mon travail, c’est que cette recherche soit collective. Mon objectif est de participer à la danse d’aujourd’hui. Je pense que la danse n’a pas fini son développement.

ll faut prendre le temps de travailler le détail. Ce sont comme deux parleurs qui vont se rapprocher sans jamais se toucher. Dans un sens, mon travail est extrêmement scientifique. Mais c’est aussi très idéaliste. C’est une énergie collective qui va essayer de rapprocher les différents parallèles. Cette idée des lignes parallèles, qui plus elles se rapprochent plus on atteint son but, est venu en répétition. On part à la découverte ensemble. Plus on atteint notre but, plus on va découvrir des choses.

 

Darkness is hiding black horses sera présenté lors d’une soirée mixte dès le 31 octobre, avec Doux mensonges de Jiří Kylián et Glacial Decoy de Trisha Brown.

Commentaires (5)

  • Charlotte

    Passionnant!! Merci Amélie!

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  • a.

    Bonjour et merci Amélie pour ce long travail de retranscription (comme si nous y étions!).
    C’est vrai que c’est intéressant, certains points seraient passionnants à entendre encore davantage développer (cependant ce n’est pas une conférence!). Pourtant, je reste sceptique sur le résultat, voire : je n’ai pas même le désir spécial d’aller voir la pièce… c’est étrange, mais de plus en plus récurrent : comme si le discours sur le geste semblait plus abouti et donc plus à même de plaire à l’esprit que le travail sur le geste lui-même. Cela me fait un peu peur, car on a vu la même histoire dans la peinture et… cela en a sonné la fin. ON voit la même chose aussi dans la littérature : des auteurs dont le projet philosophique sur la langue est génial, passionnant, vrai, pour ainsi dire, mais dont le résultat est… ennuyeux! Puisque je connais très mal Teshigawara, je ne me permettrais pas de dire cela de lui, mais en lisant vos deux compte-rendu, j’ai un peu la même crainte : on en parle mieux qu’on en « voit »… Vous nous raconterez la suite le 31 oct.?

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  • Joelle

    Tout celà paraît effectivement un peu mystérieux… mais nous jugerons sur pièces le 31 octobre prochain !!!!

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  • Sissi

    Merci pour cet article, la retranscription ne devait vraiment pas être évidente !
    J’ai assisté à cette rencontre publique et à la séance de travail et cela me paraît toujours obscur, impossible d’imaginer comment va être cette création.
    C’est intéressant de découvrir cette approche et pour les danseurs c’est vraiment un grand écart dans la façon de travailler entre un ballet classique très codé et une création comme celle-là.

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  • Pierette

    Mais tout cela est très clair! Il y a que très peu de mystère dans ce processus de travail…
    Et bon nombres d’artistes fonctionnent de cette manière: sur le travail des sensations. (bien sûr pour cela il faut sortir voir ailleurs, avoir le temps d’être curieux) …Et non de la reproduction du mouvement « parfait » ou travaillé à l’infini jusqu’à … ce qu’il se fixe et fige comme c’est malheureusement souvent le cas chez les Merveilleux danseurs de cette compagnie. C’est vrai c’est rassurant certes. Mais j’espère que ce discours ouvre certains points de vues et que cette belle démonstration d’intelligence et de volonté pédagogique de Saburo, merci à lui pour cet effort, puisse ouvrir les esprit. Je m’imagine encore plus la masse aveugle et consommatrice des spectateurs frustrés validant le toujours plus beau, haut, vite, sensible aussi mais surtout spectaculaire.
    Hé ! les spectateurs de l’Opéra de Paris, on est plus en 1913,
    mais en 2013.

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