Gravité – Angelin Preljocaj
Créée et découverte lors de la 18e Biennale de la Danse de Lyon, en septembre 2018, Gravité d’Angelin Preljocaj, à l’affiche actuellement du Théâtre de Chaillot, est une « odyssée physique » pour treize interprètes. Une quête d’équilibre entre pesanteur et apesanteur. Un éloge de la lenteur au milieu de la célérité absolument fascinant. Une tension entre ancrage au sol et tentative d’élévation. Alternant depuis ses débuts « des pièces de recherche pure » et « des ballets plus narratifs« , le chorégraphe s’est saisi de ce phénomène de la gravité pour bâtir une très belle pièce d’1h20 à l’écriture ciselée, traversée de formes chorégraphiques multiples. Portée par une bande-son très composite, Gravité s’impose sans conteste possible comme l’une des pièces majeures d’une œuvre déjà opulente.
L’art de travailler l’amorce d’une pièce. Captiver l’attention avec des corps inertes, imbriqués, étendus sur le sol. En faire surgir une main, puis une autre, comme une renaissance. Réveiller cette masse endormie en lui injectant de la vie. Encourager ses treize interprètes à se mettre debout, à fendre l’air de leurs arabesques tranchantes, à se lancer dans une conquête de l’espace entre attirance et éloignement. En quelques minutes, Angelin Preljocaj harponne son public et ne le lâche plus. Au fil des changements de rythme, selon qu’il s’agisse de musique baroque ou de musique électronique, les corps se plient à ces bouleversements au gré de duos, trios et mouvements d’ensemble…
Sur le plateau, nul artifice. Les subtiles lumières d’Eric Soyer, balayant l’espace, sculptent les corps, les caressent, les accompagnent, les magnifient. Elles épousent les contours d’une danse précise et calibrée, riche d’emprunts au vocabulaire classique, où il est beaucoup demandé aux danseur.euse.s. Il faut pouvoir tenir la distance de cette épopée chorégraphique où chacun.e occupe une place qui ne souffre pas l’imprécision.
Se jouer du poids de son enveloppe charnelle, s’en libérer, donner l’impression parfois d’être en lévitation, décaler son centre de gravité, se laisser rattraper, chercher le point d’équilibre ou de bascule. En plus de forcer le respect, la présence lors de la création de la danseuse Clara Freschel, enceinte, n’en était que plus intéressante, rendant encore plus prégnants ces méandres. À tout moment, la chorégraphie regorge de chausse-trappes périlleuses, de portés sophistiqués et de figures complexes dont Angelin Preljocaj a toujours eu le secret.
Et soudain, l’étonnement. On aurait aimer éviter de spoiler ce passage pour que chacun.e puisse jouir pleinement de ce moment de surprise. Les premières notes du Boléro (Maurice Ravel figurant au programme ne m’avait pas mis la puce à l’oreille) s’élèvent tandis que les danseur.euse.s esquissent une incroyable rosace humaine traversée de courants alternatifs. Sans crier gare, Angelin Preljocaj a choisi de s’attaquer, à son tour, à ce monument de la musique, source d’inspiration de tant de chorégraphes. De Maurice Béjart (dont l’esprit plane alors sur la pièce), évidemment, à Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet plus récemment. Constituant une pièce avec son autonomie propre, ces dix-sept minutes distillent un charme hypnotique, d’autant plus qu’il est inattendu. Soudé.e.s les un.e.s aux autres, les danseur.euse.s dessinent une douce ronde. On se dit alors qu’Angelin Preljocaj aurait pu faire tout son voyage avec cette circonvolution. Cela aurait été peut-être trop facile.
Le chorégraphe préfère boucler la boucle. Fermer le bal là où il l’a ouvert avec cette silhouette féminine poussant son corps au bout de ses limites… Et rejoignant ce groupe tombé au sol, vaincue comme les autres par la pesanteur ou s’y abandonnant sans réserve. Pouvons-nous nous y soustraire ? La tentation est grande de s’en émanciper comme le prouvent les interprètes. Cette Gravité est sans doute plus qu’une recherche sur le mouvement. Une réflexion sur l’existence humaine tiraillée entre le le terrestre et le spirituel.
Gravité d’Angelin Preljocaj au Théâtre de Chaillot par le Ballet Preljocaj. Musique : Johann Sebastian Bach, Maurice Ravel, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovith, Daft Punk, Philip Glass, 79D. Avec Baptiste Coissieu, Leonardo Cremaschi, Marius Delcourt, Mirea Delogu, Léa De Natale, Antoine Dubois, Isabel Garcia Lopez, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Victor Martinez Caliz, Nuriya Nagimova. Samedi 22 septembre 2018 (Biennale de danse de Lyon) et vendredi 8 février 2019. À l’affiche jusqu’au 22 février (complet). À voir du 3 au 6 avril à La Criée – Théâtre national de Marseille.