Quatre Tendances Komkova/Cherkaoui/ Preljocaj/Peck – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Avant un final très attendu qui verra en juillet l’entrée au répertoire de Notre-Dame de Paris de Roland Petit, le Ballet de l’Opéra de Bordeaux réitère le programme Quatre tendances, qui revient quasiment chaque saison pour montrer quelques courtes pièces contemporaines. L’édition 2019 met sur scène quatre chorégraphes d’aujourd’hui renommés avec des pièces de leurs répertoires : Sidi Larbi Cherkoui (Faun), Angelin Preljocaj (La Stravaganza), Justin Peck (Paz de La Jolla)et une création signée Ludmila Komkova (Bottom of my Sea) qui avait remporté l’an dernier le Concours internationale des Jeunes Chorégraphes. Quatre écritures, quatre styles différents et tous magnifiquement servis par la troupe bordelaise et ses solistes.
On ne cesse de le déplorer : il y a bien peu de femmes sollicitées aujourd’hui par les directeurs et directrices des grandes compagnies classiques. II est donc réjouissant que l’unique création de ce programme mixte soit confiée à Ludmila Komkova. C’est seulement la troisième pièce de la chorégraphe biélorusse mas l’on avait perçu l’an dernier ici même l’émergence d’une voix et d’un style. Ludmila Komkova est tombée dans la danse étant petite : ses deux parents étaient solistes au Bolchoï de Minsk et elle n’avait pas 10 ans qu’elle avait déjà vu et revu tout le répertoire classique. Mais c’est en Allemagne à l’école de John Cranko à Stuttgart qu’elle a peaufiné son apprentissage. Et c’est là qu’a eu lieu le déclic pour inventer son propre langage et se lancer dans l’aventure de la chorégraphie. Le Concours des Jeunes Chorégraphes classiques et néo-classiques a boosté sa carrière, lui permettant de construire une pièce pour le Ballet de l’Opéra de Bordeaux.
Bottom of my Sea, pour 11 interprètes, propose une trame semi-narrative. Dans sa note d’intention, Ludmila Komkova évoque les relations d’amitié et d’amour et l’inégalité foncière qui préside à tout sentiment : lequel aime plus que l’autre ? Sur la Symphonie N°1 d’Ezio Bosso et la musique de Thomas Newman extraite du film American Beauty, Bottom of the Sea se décline tout d’abord en solo, puis en duo, avant que l’ensemble des danseuses et danseurs rejoignent le plateau. Pantalons noirs larges et body couleur chair, le travail de Ludmila Komkova saisit par son utilisation perpétuelle du haut du corps et des mouvements de bras. Ils forment le fondement, l’équilibre du récit dans un style qui évoque parfois celui de Russel Maliphant avec le même raffinement dans les lumières signées Claudine Castay. Bottom of the Sea se joue presque perpétuellement dans la pénombre, les danseuses et les danseurs évoluant dans des ronds de lumières. Ludmila Komkova semble tout aussi à l’aise dans l’invention de solos, de pas de deux ou d’ensembles faisant se mouvoir à l’unisson les 11 artistes sur scène. On souhaite la revoir vite et que d’autres compagnies aient la bonne idée de l’inviter.
Quelques semaines seulement après le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet de Bordeaux remet à l’affiche Faun de Sidi Larbi Cherkaoui. Cette relecture du ballet culte de Nijinsky est le fruit d’une rencontre entre le chorégraphe et le danseur James O’Hara, qui s’est concrétisée à l’occasion du centenaire des Ballets Russes de Serge Diaghilev sur la scène du Sadler’s Wells de Londres en 2009. Sidi Larbi Cherkaoui a souhaité, sinon moderniser Prélude à l’Après-midi d’un Faune, du moins lui donner une autre profondeur de champ. Au chef-d’œuvre de Debussy, il a adjoint la musique de Nitin Sawhney. Pour scénographie, le chorégraphe a choisi des images projetées en fond se scène montrant une forêt. Le Faune de Sidi Larbi Cherkaoui est plus terrien que celui de Nijinsky et moins posé. Guillaume Debut lui confère une force animale très charnelle. Il est formidablement soutenu par sa partenaire Alice Leloup parvenant à capter notre attention dans ce voyage onirique.
Il y a 22 ans, Angelin Preljocaj créait une première pièce pour le prestigieux New York City Ballet dont l’univers et le style sont fort éloignés de ceux du chorégraphe français. La Stravaganza fut d’emblée un succès régulièrement repris par le NYCB qui en fut longtemps le seul interprète. En 2015, la compagnie d’Angelin Preljocaj se l’approprie à son tour. C’est aujourd’hui le Ballet de l’Opéra de Bordeaux qui s’empare de cetteœuvre qui multiplie les difficultés techniques et s’amuse à mélanger les styles.
Angelin Preljocaj a évidemment utilisé les compétences balanchiniennes de la compagnie new-yorkaise. La Stravaganza s’ouvre ainsi sur un ensemble de trois danseuses et trois danseurs où se développe tout le vocabulaire néo-classique américain dans un tempo à toute allure sur la musique de Vivaldi. La Stravaganza se déplie comme une double métaphore avec la confrontation entre deux espaces-temps et l’intrusion subite d’un groupe dont les costumes évoquent l’âge baroque. Paradoxalement, ils dansent dans un style contemporain et une partition moderne qui semblent sidérer leurs observateurs. C’est cette confrontation entre deux mondes qui a inspiré Angelin Preljocaj : n’est-ce pas un Russe qui a inventé la danse classique américaine ? Et un fils d’immigrés albanais qui est devenu l’un des tout premiers chorégraphes français ? 22 ans après sa création, La Stravaganza est une œuvre singulière et importante du répertoire d’Angelin Preljocaj. Il est fort bien qu’elle soit interprétée par d’autres compagnies. Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux y excelle. Il y a encore quelques petits détails à régler et quelques alignements approximatifs, mais l’essentiel est là.
On regrette que Justin Peck, le golden Boy de la danse classique américaine, ait du renoncer à venir à Bordeaux pour transmettre Paz de la Jolla, créée en 2013 pour le New York City Ballet. Le chorégraphe et danseur est en effet sur tous les fronts. Chorégraphe résident et désormais conseiller artistique de la nouvelle direction du NYCB, il prépare la chorégraphie de la nouvelle version cinématographique de West Side Story mise en scène par Steven Spielberg. C’est donc l’un de ses assistants, Christian Tworzyanski, qui est venu travailler avec le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Paz de la Jollaest un moment clef de la carrière de Justin Peck. Il n’a en effet que 25 ans lorsque la pièce est créée au Lincoln Center. Pas moins de 18 danseuses et danseurs sur scène, une atmosphère solaire appuyée par des costumes pastels qui évoquent la plage et pour tout dire la Californie natale de Justin Peck. La construction est sans surprise et calquée sur le modèle balanchinien : premier mouvement allegro avec tout le monde sur scène, le second en adagio avec un couple et un final tonitruant sur la Sinfonietta La Jolla de Bohuslav Martinu. Mais quelle maitrise dans l’agencement des pas et dans la construction des ensembles ! C’est ce que la danse néo-classique américaine d’aujourd’hui peut offrir de meilleur. Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux semble y avoir pris un grand plaisir. Les trois solistes Oksana Kucheruk, Oleg Rogachev et Diane Le Floc’h y font merveille montrant une musicalité impeccable dans cette danse à très grande vitesse.
Voilà au final une soirée qui rassure sur l’état du Ballet de l’Opéra de Bordeaux. La crise à laquelle la compagnie fut confrontée après le départ brutal de Charles Jude avait suscité angoisses et interrogations parmi les interprètes et le public. Après le joli travail sur La Fille mal gardée en décembre, cette page est apparemment bel et bien tournée.
Programme Quatre Tendances Komkova/Cherkaoui/ Preljocaj/Peck par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux au Grand-Théâtre de Bordeaux. Bottom of the Sea de Ludmila Komkova, avec Diane Le Floc’h, Marina Kudryashova, Mélissa Patriarche, Marini Da Silva Vianna, Natalia Butragueño, Marina Cuizien, Roman Mikhalev, Alvaro Rodriguez Piñera, Marin Jalut-Motte, Ryota Hasegawa, Austin Lui et Kase Craig ; Faun de Sidi Larbi Cherkaoui, avec Alice Leloup et Guillaume Debut ; La Stravaganza d’Angelin Preljocaj, avec Diane le Floc’h, Marina Guizien, Alice Leloup, Oleg Rochachev, Diego Lima, Pierre Devaux, Vanessa Feuillate, Anna Guého, Natalie Butragueño, Neven Ritmanic, Austin Lui et Alexandre Gontcharouk ; Paz de la Jolla de Justin Peck, avec Oksana Kucherik, Oleg Rogachev etDiane Le Floc’h. Mercredi 22 mai 2019. À voir jusqu’au 31 mai.