Danser Mahler au XXIe siècle – Ballet du Rhin
C’est avec un programme résolument contemporain que le Ballet du Rhin termine cette saison. Bruno Bouché reprend une idée initiée l’an dernier et après Bach, propose de s’interroger sur ce que signifie danser Gustav Mahler en 2019. Pour ce projet original, le directeur artistique du Ballet du Rhin a demandé à deux « chorégraphes émergents« , comme il les désigne, de livrer leur propre vision du compositeur autrichien. Harris Gkekas et Shahar Binyamini sont allés puiser dans le tréfonds de l’âme de Gustav Mahler et mettent sur scène deux pièces ténébreuses et puissantes.
Peu de chorégraphes ont osé se confronter au monument Gustav Mahler, qui n’a jamais composé d’opéra et encore moins de musique pour ballet. Parmi les rares qui l’ont choisi, il faut se rappeler le maitre américain de Hambourg, John Neumeier , qui eut l’audace de s’emparer de l’œuvre symphonique de Mahler. L’art du compositeur s’est exprimé essentiellement et de manière superlative à travers ses dix symphonies, révolutionnant l’orchestration et instillant dans leur articulation une forme de narration. Mahler a exploré dans son œuvre monumentale toute la palette des émotions. Mais surgit et domine malgré tout sa personnalité complexe : juif fasciné par l’imagerie catholique, en proie à une vie amoureuse tumultueuse, confronté au deuil irréparable d’une de ses filles. Plonger dans son œuvre, c’est immanquablement dialoguer avec cet univers mental singulier. C’est bien la proposition de Bruno Bouché : non pas illustrer la musique de Mahler ou tenter de construire des pas sur ses mélodies, mais tenter de pénétrer par la danse dans la schizophrénie mahlérienne.
S’il y a ainsi deux chorégraphes pour ce programme, une unique scénographie est en place et les deux pièces s’enchainent sans rupture. Et ce n’est pas la musique de Mahler qui est donnée à entendre mais une construction musicale où se perçoivent les échos du compositeur. Pour cette étape strasbourgeoise, c’est dans la salle Ponnelle que le spectacle a élu domicile, ce grand cube qui jouxte l’Opéra de Strasbourg et offre un espace idéal pour ce projet : plateau au centre et proximité du public ajoutant un élément dramatique supplémentaire.
Le plateau est un vaste quadrilatère blanc immaculé qui se prolonge en fond de scène biseauté. Harris Gkekas, qui dansa au Ballet du Rhin avant de devenir chorégraphe, s’est attardé pour Oraison Double sur la vie amoureuse de Mahler et sa relation passionnelleavec son épouse Alma. Il livre une pièce complexe, un dédale qui ne s’apprivoise pas facilement mais qui fascine. Sur scène, trois couples à terre, recouverts d’un drap aux allures de linceul et la figure du jeune Mahler qui les soulève et leur redonne vie. Tout est immaculé : le plateau comme les justaucorps des danseuses et des danseurs. Semble alors se jouer comme une métaphore de la passion amoureuse avec des corps qui se cherchent, se touchent, se cassent, chutent et se relèvent.
Dans la première séquence, Harris Gkekas conçoit pour chaque couple un ballet sophistiqué arbitré par un fil qui enserre les mains des interprètes et qui se transforme en permanence, à l’instar des danseuses et des danseurs, en déséquilibres permanents. Harris Gkekas recherche les positions les plus élaborées, il n’hésite pas à demander aux corps de se vriller. Ils se ploient en permanence et se renversent. Beaucoup se joue au sol comme pour souligner la tentative permanente de se relever. Tout n’est pas parfaitement lisible dans le propos d’Harris Gkekas mais il nous capte du début à la fin.
C’est sans transition qu’arrive I Am conçu par le chorégraphe israélien Shahar Binyamini. Ou plutôt une prise à revers avec le plateau blanc replié par un danseur pour laisser place à une scène noire, brillante comme une antithèse ou un contrepoint. À la danse cérébrale imaginée par Harris Gkekas se substitue un ballet pour six danseuses et danseurs, plus charnelle. Quand Harris Gkekas laissait volontiers les interprètes confrontés sur le plateau à leur solitude, Shahar Binyamini nous invite à un long mouvement de groupe. Pas de couple, mais une danse collective qui se construit dans la pénombre surplombée par des néons.
Il y a dans le savoir-faire de Shahar Binyamini comme un écho de ses années à la Batsheva, sans pour autant citer ou calquer Ohad Naharin. Mais ce goût pour la transe collective et la transcendance, cet art de faire avancer les interprètes comme un corps unique, cette vision d’étrangeté animale : on retrouve tout cela dans I Am et même venue d’on ne sait où, une évocation du ballet classique avec la mort du cygne.
On ressort secoué par cette soirée singulière, innovante qui ne ressemble à rien de connu et l’on passe des ténèbres de l’âme à la douceur d’une soirée d’été strasbourgeoise. Pourtant, on garde le cœur gros et des bleus à l’âme. Bruno Bouché avait dédié la soirée à Eva Kleinitz, directrice de l’Opéra du Rhin qui s’est éteinte le 30 mai à seulement 47 ans. Depuis deux ans, elle avait insufflé un air de modernité à cette maison. Allemande de naissance et alsacienne d’adoption, Eva Kleinitz était une personnalité solaire. Elle incarnait dans ce centre du continent tout ce que l’Europe peut produire de mieux : la culture, l’ouverture, la tolérance, la créativité, le multilinguisme. Elle aurait beaucoup aimé ce spectacle. Mais certains jours, la vie est garce.
Danser Mahler au XXIe siècle par le Ballet du Rhin à la salle Ponnelle de l’Opéra de Strasbourg. Oraison Double de Harris Gkekas, sur une création musicale de Didier Ambact et Seijiro Murayama, avec Erika Bouvard, Pierre Doncq, Misako Kato, Mikhael Kinley-Safronoff, Céline Nunigé, Maja Parysek, Jean-Philippe Rivière et Alexandre Van Hoorde ; I Am de Shahar Binyamini, sur une création musicale de Daniel Grossman, avec Monica Barbotte, Thomas Hinterberger, Pierre-Emile Lemieux-Venne, Francesca Masutti, Riku Ota et Marwik Schmitt. Samedi 8 juin 2019. À voir jusqu’au 14 juin.