[Sortie ciné] Les enfants d’Isadora de Damien Manivel
Quelques années après la mort tragique de ses deux enfants, Deirdre, 6 ans, et Patrick, 4 ans, en avril 1913, la célèbre danseuse américaine Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne, a composé Mother, un bouleversant solo d’adieu. Dans son quatrième long-métrage intitulé Les enfants d’Isadora, Damien Manivel choisit de confronter quatre femmes avec cette danse, un mélange d’infinie douceur et d’immense affliction. À mi-chemin entre un documentaire et une fiction d’un dépouillement extrême, le réalisateur, lui-même ancien danseur, signe un film douloureusement beau qui semble résonner de bout en bout d’une des phrases de la chorégraphe : « La vraie danse est la force de la douceur : elle est commandée par le rythme même de l’émotion profonde« .
En 1923, dix ans après le deuil tragique de ses deux enfants, Isadora Duncan crée Mother. De ce solo, il n’existe aucune captation d’époque. Pas même une photographie. Pour qu’il prenne chair, on ne peut aujourd’hui que s’appuyer sur une notation système Laban et la transmission orale. Il existe aussi cette phrase extraite de la biographie inachevée de l’artiste, Ma vie, que Damien Manivel a choisi de mettre en exergue de son film : « Ma danse était endormie depuis des siècles et mon chagrin l’a réveillée. » Et enfin, la musique de Scriabine, Etude Op.2 No.1 qui revient, de manière lancinante, durant tout le film.
Comme une partition musicale ou une pièce chorégraphique, Les enfants d’Isadora est découpé en plusieurs mouvements, autour de trois histoires. Trois parcours de mères endeuillées – on le devine, mais rien n’est jamais clairement énoncé – qui habitent chacune à leur manière ce solo et mettent leurs pas et leur souffrance dans ceux d’Isadora Duncan. Dans la première partie, une jeune femme (Agathe Bonitzer, palpitante) répète seule dans un studio après s’être laissé traverser par les mots de la danseuse. Puis, on assiste à la transmission de cette pièce à une jeune danseuse trisomique (Manon Carpentier) par une chorégraphe (Marika Rizzi) dont la bienveillance irradie chaque geste. « Tu dois trouver ta propre danse« , suggère-t-elle. Et enfin, son accueil par une spectatrice incarnée par la danseuse et chorégraphe Elsa Wolliaston filmée en plan serré en train de regarder ce solo.
Ce dernier « chapitre » est sans contexte le plus poignant. Pour tout ce qu’il raconte sans le nommer, pour la vision de ce corps lourd, chancelant, habité par le chagrin et la solitude, déambulant presque sans but dans la nuit. Une fois rentrée chez elle, la danseuse se met à esquisser quelques gestes après avoir allumé un bâton d’encens devant la photo d’un jeune garçon. On est presque dans quelque chose de l’ordre du recueillement, de la prière, où ces quelques mouvements lui permettent de rompre l’insupportable absence.
Et l’on comprend soudain que Les enfants d’Isadora, ce sont elles. Ces femmes qui, par-delà le siècle, se rejoignent dans le deuil d’un enfant. Ces mères « désenfantées » comme les nomme la philosophe Cynthia Fleury. Tout est suggéré. Rien n’est jamais expliqué, mais on perçoit chez elles ce manque, ce trou béant que la danse ne pourra jamais à elle seule combler. à aucun moment, Damien Manivel ne filme la recréation achevée de ce solo dans son intégralité. Il préfère nous la livrer sous la forme d’une danse en travail. Il en saisit des petites touches, des mouvements emblématiques : ouverture de bras pour simuler un bercement ou une caresse, inclinaisons de la tête, bras béants qui laissent partir l’enfant sans le retenir.
Le réalisateur dit avoir attendu avant d’aborder la danse dans un film, lui qui pourtant la connait si bien pour l’avoir pratiquée de nombreuses années. Il lui fallait trouver son sujet, un « point d’ancrage« , « la source à partir de laquelle [il] pourrait construire un récit à la fois personnel et ample. » Certain.e.s seront peu décontenancé.e.s par la lenteur du rythme, le dépouillement, la parcimonie des dialogues, l’épure de chaque plan. D’autres se laisseront bercé.es par cette musique qui revient comme la vague du chagrin qui submerge, par cette manière de montrer la danse comme une consolation. Damien Manivel ne s’est pas trompé en faisant revivre ce solo d’Isadora Duncan. L’émotion qu’il y met est précieuse. Il y a quelque chose d’universel dans la volonté de conjurer la mort en faisant jaillir la vie, de calmer « la douleur intarissable » du deuil par l’urgente nécessité de la création.
Les enfants d’Isadora de Damien Manivel avec Agathe Bonitzer, Manon Carpentier, Marika Rizzi, Elsa Wolliaston – 1h24 – Sortie en salles le 20 novembre 2019.