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Raymonda – Ballet de l’Opéra de Paris – Dorothée Gilbert, Hugo Marchand et Stéphane Bullion

Quelle étrange impression d’écrire une chronique sur une première, alors que les représentations suivantes ont été annulées, et que le reste de la série est désormais en suspens. Cette reprise de Raymonda sonnait comme une fête pour le public : le retour d’une grande production classique, le retour des classiques tout court. Neuf mois sans tutu et pointe à Paris, les aficionados de la danse commençaient à être en manque. Surtout que cette Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Peitpa sonne comme une orgie de ballet, avec sept rôles d’importance, pléthores de variations et de pas de trois, de grands moments de corps de ballet et un dernier grand adage alors que l’on pense que tout est terminé. Cette reprise faisait un peu peur, vu la programmation de l’Opéra de Paris qui ne laisse que peu de place aux classiques. La première a été réjouissante – même si Rudolf Noureev en tant que chorégraphe laisse toujours perplexe – et portée par un septuor de très grande classe. À leur tête, Dorothée Gilbert, la Prima Ballerina de l’Opéra, reine en son royaume qui montre une fois de plus que la danse classique, quand elle sait être sublimée, subjugue et remplit de beauté.

Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa – Dorothée Gilbert (Raymonda) entourée d Sae Eun Park (Henriette) et Hannah O’Neill (Clémence)

Raymonda, l’un des derniers ballets de Marius Petipa, est une véritable fête pour tout amateur et amatrice de danse classique. L’histoire est à la fois remplie de micro-rebondissements et mince comme un fil. Pour résumer, disons que Raymonda, c’est l’histoire du fantasme. Celui de Raymonda, princesse hongroise, toute heureuse d’épouser son beau prince Jean de Brienne – mèche au vent, sourire ravageur, épée qui se dégaine plus vite que son ombre, tout y est. Mais alors qu’elle ne s’y attendait pas, Abderam apparaît. Plus que l’étranger qui fait peur, il est le mystère, la sensualité, l’inconnu. Où l’idée de tomber dans ses bras est plus excitante que de réellement s’y laisser choir. Raymonda y renonce et lui préfère la joie tranquille et confortable du conformisme, même s’il n’est pas dit qu’une majorité de la salle serait partie dans la même direction que l’héroïne. Cette rencontre a toutefois permis à Raymonda d’évoluer et de grandir, de la jeune fille en fleurs dansant au milieu de ses amies à la femme sûre et régnante seule, remplie de sa sensualité glorieuse qu’elle seule dirige.

C’est ce cheminement que dresse ces presque trois heures de danse, trois actes et six variations. Un marathon pour Dorothée Gilbert, transformé sous ses pointes en un moment de merveilles. Si l’Étoile a démarré son premier acte un peu timidement – pas de faute, mais l’on avait connu la danseuse plus brillante – elle prend la pleine mesure de son talent et de son charisme par la suite, faisant justement évoluer sa Raymonda au fil des variations. Jusqu’à cette claque à couper le souffle, empreinte à la fois d’une immense maîtrise et d’abandon, de ses pointes dont elle ne semble jamais vouloir descendre à ses petits relâchés du cou, presque rien, mais qui donne toute la dimension de maturité au personnage. Dorothée Gilbert est une Grande, le joyau de l’Opéra. Et c’est avec de telles personnalités que ces grands ballets prennent toute leur dimension.

Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa – Dorothée Gilbert (Raymonda) et Hugo Marchand (Jean de Brienne)

Mais Raymonda ne repose pas que sur son héroïne. Les six autres personnages ont toute leur importance, et c’est aussi avec la richesse d’une distribution que les trois actes tiennent la route. Hugo Marchand a beau faire de louables efforts, Jean de Brienne n’est pas le grand personnage de ce ballet, à la dimension humaine comme chorégraphique assez mince. Mais l’Étoile danse le peu de chose qu’il a à faire d’une merveilleuse façon. Il donne une nouvelle fois une leçon de danse académique comme de charisme, remplissant le plateau de l’Opéra Bastille et rendant irrésistible une danse bien tarabiscotée – Noureev un jour, Noureev toujours. Il propose aussi une grande qualité d’adage et forme avec Dorothée Gilbert un magnifique partenariat et une réelle harmonie de geste. Quel régal, ainsi, de les voir s’élancer dans un ultime pas de deux lors de la scène finale, alors que l’on croyait tout cela terminé après la coda. Quelle frustration aussi d’imaginer qu’il a fallu attendre neuf mois – depuis le dernier Lac des cygnes – pour une partition dansée à la hauteur de ces deux talents.

Dorothée Gilbert et Hugo Marchand portent le troisième acte, celui de Marius Petipa et son grand pas inchangé car que voulez-vous y retoucher. Le deuxième acte est plus celui d’Abderam, interprété pour la première par Stéphane Bullion. S’il n’a pas les qualités d’élévation de François Alu, aussi distribué sur ce rôle – l’Étoile lui donne une véritable épaisseur. Loin d’être une brute épaisse que pourrait être le personnage, Stéphane Bullion le danse comme le fantasme de l’inconnu, avec presque parfois une déférence et une délicatesse envers Raymonda (qui décidément a bien mauvais goût de lui préférer le Prince charmant). C’est aussi là que l’on voit la marge de manoeuvre d’interprétation de ce personnage, et de ce ballet en général. Stéphane Bullion danse Abderam d’une façon moderne, mais le reste de la production n’est pas forcément raccord. Ainsi les deux esclaves brutaux n’ont plus leur place aujourd’hui à la fin du premier acte. C’est par son mystère qu’Abderam attire l’attention de Raymonda, il n’a pas besoin de force. Et laisser cette dernière choisir de tester le goût de l’inconnu, plutôt que d’y être forcée, aurait plus d’intérêt. Les danses de caractère du deuxième acte apparaissent aussi bien datées, pour ne pas dire ringarde dans ses clichés – et pourtant je ne crains pas La Bayadère.

Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa – Stéphane Bullion (Abderam)

Quant au premier acte, ce sont le quatuor Bertrand-Béranger-Henriette-Clémence qui le porte. Et une distribution de haute volée fait encore une fois toute la différence. Paul Marque, François Alu, Sae Eun Park et Hannah O’Neill y apportent leur suprématie technique, aussi leur charisme et leur sens du jeu. François Alu, comme toujours, est extrêmement vivant dans son personnage, le faisant vivre même quand il ne danse pas, même quand il est au fond de la salle, même quand il ne fait que prendre un verre. Et c’est bien comme cela que ces grands ballets classiques sont vivants, quand chaque personnage existe, que chacun n’est pas là que pour la représentation de sa variation. Paul Marque et François Alu, dansant toujours ensemble, forment un duo plutôt intéressant et complémentaire. Le premier pousse le deuxième à garder son élégance dans la danse, tandis que le second amène son jeune collègue à rester alerte dans le jeu. Sae Eun Park et Hannah O’Neill montrent que Henriette et Clémence sont loin d’être des personnages interchangeables, l’une pleine de piquant, l’autre plus romantique. Et de rêver de les voir toutes les deux, un jour, dans le rôle-titre.

Chacun aussi de danser avec un naturel qui force l’admiration la chorégraphie tarabiscotée de Rudolf Noureev. Et la question de revenir une fois de plus : mais qui va se décider à oser faire évoluer ces chorégraphies ? Chaque série du danseur russe soulève désormais le problème, sauf du côté de la direction de l’Opéra. Rudolf Noureev, et sa Raymonda le montre d’une très belle façon, savait monter de magnifiques productions, avait l’art de mettre en scène ses Étoiles comme le corps de ballet. Mais la chorégraphie « un pas, une note », ça ne passe plus. Est-ce la chorégraphie qui a vieilli, les artistes qui ont changé, le fil de la transmission qui s’est rompu ? Sûrement un peu tout ça à la fois. Mais le fait est que ce premier acte est parfois pénible à regarder. Les solistes, comme dit plus haut, s’en sortent pourtant magistralement, et le corps de ballet est bien en place. Mais il y a comme l’impression que la chorégraphie ne respire jamais, qu’il n’y a jamais de souffle, de pause. Que l’on assiste avant tout à un challenge. Mais qu’est-ce qui est le plus important : se vanter de danser la Raymonda la plus difficile du monde ou prendre du plaisir à danser – et à voir – ce ballet ?

Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa – Ballet de l’Opéra de Paris

D’autant que Raymonda, refait à neuf, est une merveilleuse production. Fastueuse sans en faire trop, brillante sans être clinquante, elle sait mettre en valeur tous ces personnages et le corps de ballet, qui a de magnifiques passages. La Valse fantastique ainsi transforme le groupe en véritable soliste dans sa mise en scène, mais gâchée par une danse sans respiration. Le troisième acte, bien plus Marius Petipa dans le texte, apporte beaucoup plus d’élan. Même si le corps de ballet semblait trop concentré ou trop stressé pour proposer une Czardas vraiment brillante. Tout est en place pourtant, mais tout semble fermé. Et seule Sarah Kora Dayanova, éclatante, y apporte de la lumière. Mais l’arrivée du couple principal change les choses. Dorothée Gilbert et Hugo Marchand comptent aussi dans leurs talents celui de tirer tout le monde vers le haut. Et l’orgie de pointes et de tutus, loin d’être indigeste, se révèle un festin. En espérant que Raymonda puisse s’épanouir une nouvelle fois en scène.

Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa – Dorothée Gilbert (Raymonda)

 

Raymonda de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa par le Ballet de l’Opéra de Paris à l’Opéra Bastille. Avec Dorothée Gilbert (Raymonda), Hugo Marchand (Jean de Brienne), Stéphane Bullion (Abderam), Sae Eun Park (Henriette), Hannah O’Neill (Clémence), François Alu (Béranger), Paul Marque (Bernard), Marion Barbeau et Axel Magliano (les Sarrasins), Héloïse Bourdon et Jérémy-Loup Quer (les Espagnols), Sarah Kora Dayanova (la Comtesse Doris) et Yann Chailloux (le Roi André II de Hongrie). 
 



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