[Retransmission cinéma] La Giselle revitalisée d’Alexeï Ratmansky – Ballet du Bolchoï
Dans la continuité de ses travaux de « reconstruction chorégraphique », Alexeï Ratmansky a entrepris de revitaliser Giselle pour le Ballet du Bolchoï fin 2019. À l’heure où l’English National Ballet adapte Giselle à nos enjeux contemporains avec Akram Khan, la création d’une “nouvelle ancienne » version d’un ballet maintes fois remanié pique la curiosité. Rien qu’au Bolchoï, trois versions de Giselle figurent actuellement au répertoire. Comme à son habitude, l’archéologue du ballet classique s’est replongé dans le livret, les notations (Stepanov, Justamant) et les partitions du XIXe siècle pour ne garder que la substantifique moelle de Giselle. Pas question de fossiliser la danse, non, il s’agit de la débarrasser des artifices précieux qui l’ont altérée au fil des siècles. Le résultat ? Une danse vibrante, une pantomime vivante, des tempi enlevés, un bas de jambe frénétique. Cette Giselle semble aussi délivrer son message originel, celui du pardon, incarné par l’amour pur et rédempteur du personnage, mais aussi la bonté de Bathilde, fiancée d’Albrecht que Théophile Gautier imaginait « bonne et généreuse« . Ainsi, avec une Giselle revenue aux sources de sa création, sans pour autant renier les apports ultérieurs, Alexeï Ratmansky signe un bel hommage au romantisme chrétien. Les références au christianisme sont en effet nombreuses, qu’elles soient visuelles (les Willis formant une croix), symboliques (Giselle ne retourne pas dans sa tombe, elle retourne dans la terre, d’où elle a été prise) ou rhétoriques (Giselle et Bathilde, emplies de bonté, pardonnent sa faute à Albrecht). Elles n’apparaissent pourtant ni sectaires ni datées : elles nous élèvent par l’intemporalité et universalité de leur beauté.
L’acte 1 de cette Giselle nous plonge dans les couleurs chaudes des vignobles allemands mais on constate d’emblée qu’une liberté a été prise par rapport au livret qui mentionnait les coteaux de la Thuringe. Le château d’Albrecht, en arrière-plan, évoque davantage Neuschwanstein, emblème de la Bavière romantique qui porte le drame en germe. Les décors et costumes sont signés Robert Perdziola, inspiré par le travail d’Alexandre Benois pour les Ballets russes. Alexeï Ratmansky picore de-ci de-là diverses références, sans chercher à reproduire à l’identique la première de 1841 (la démarche serait de toute façon vouée à l’échec). Les premières scènes font la part belle à la pantomime, omniprésente. Mais même appuyée par les danseurs et danseuses, même décryptée en introduction, il faut reconnaitre que cette codification désuète peut difficilement toucher un large public.
Olga Smirnova, fréquemment louée pour ses interprétations nuancées, apporte sa fraicheur solaire, sa délicatesse florale et sa virtuosité sobre au personnage de Giselle. Dans cette version, l’héroïne n’est pas la petite sotte fragile de coeur et d’esprit qu’on a pu voir par le passé. Elle se montre souvent naïve et parfois mutine, rappelant alors la malice de la Sylphide. Les bras sont fluides, présageant son destin de Willi, le bas de jambe est plus brut, plus paysan. La dualité de Giselle, avec son acte terrestre et son acte aérien, est ainsi intelligemment incarné. Le jeu est intense, sans ostentation, jusque dans la scène de la folie qu’Olga Smirnova interprète dans une veine plus expressionniste que romantique.
Artemy Beliakov campe un Albrecht classique, il a le physique princier requis pour le rôle et sait insuffler à son personnage les intonations à la fois badines et romantiques qui conviennent. Globalement, la danse est rapide et enlevée, facon Cecchetti, comme l’illustre le pas de deux des paysans, magistralement exécuté par Daria Khokhlova et Alexei Putintsev. Dans cet acte d’un entrain communicatif, on retrouve bien les « pas pleins de verve » du livret de 1841. On est aussi frappé par l’aura de star de Ludmila Semenyaka, elle-même Giselle d’anthologie à l’époque soviétique, qui revient sur scène dans le rôle de Berthe. Dans son regard bleu ciel, profond, angoissé, on devine le sort funeste qui attend sa fille. Une présence magnétique grâce à laquelle la mère de Giselle prend une dimension essentielle.
Le second acte, ou acte blanc, nous pénètre toujours de sa beauté hypnotique et cette fois ne fait pas exception. En diaphane défunte, Olga Smirnova montre un travail de pointe raffiné, des bras évanescents et une nuque digne des plus belles icônes romantiques. Les arabesques suspendues, en particulier, deviennent des plaintes élégiaques. Artemy Beliakov, amoureux repenti, confirme sa stature de danseur noble et d’interprète juste, sans excès. L’alchimie fonctionne, surtout dans les portés aériens, qui en font des créatures célestes, d’un monde inaccessible.
Alexeï Ratmansky a réintroduit quelques détails oubliés par l’histoire : l’apparition de la reine des Willis (Angelina Vlashinets, impitoyable) qui émerge des arbres morts comme « une ombre transparente et pâle » rappelle les indications du livret, plus tard, les Willis forment une croix au sein de laquelle va se placer Giselle pour symboliser sa transformation en Willi. La relation entre Giselle et Albrecht devient aussi plus explicite : Giselle protège Albrecht de la mort en l’emmenant sur la croix de sa tombe, son refuge et son salut, et à la fin de leur pas de deux, Albrecht embrasse le front de Giselle, lui de face, elle de dos, tous les deux les bras en croix. Le couple s’humanise, le temps d’un baiser. Elle se détourne alors de lui pour se cacher pudiquement le visage, de ses mains délicates, dans la posture bien connue de la Sylphide éplorée. On note aussi qu’Albrecht dépose un bouquet de roses rouges sur la tombe de Giselle, ce rouge écarlate contraste avec les traditionnels lys blancs et avec les couleurs froides de la scène. Avec ces ajouts, la réciprocité de leur amour est ainsi plus finement illustrée.
Alexeï Ratmansky a aussi accentué la dimension effrayante des Willis. Loin d’être de douces vierges figuratives, elles forment ici une nuée de spectres vengeurs, d’ »ogresses de la valse« . Les ensembles de Willis sont d’ailleurs variés, tantôt en croix, tantôt en demi-cercle, tantôt en rangées martiales. Plus incongrûment, une fugue à la teneur joyeuse a été rajoutée, ce qui tranche avec la mélancolie de l’acte blanc. À l’entracte, le chorégraphe laisse entendre qu’il a voulu rendre hommage au compositeur, Adolphe Adam. On devine qu’il a aussi pu être tenté par l’idée de chorégraphier un passage du ballet.
De toutes les trouvailles, c’est la réhabilitation de la fin originelle qui marque les esprits. La blanche agonie de Giselle s’étire douloureusement, comme celle de la Sylphide. Aux premières lueurs de l’aube, alors que la malheureuse retourne vers la tombe, résignée devant son destin, Albrecht la porte à l’autre bout de la scène, dans une étreinte chaste, jusqu’à un lit d’herbes et de fleurs sauvages où elle s’éteint comme une vapeur. Aimante, elle demande à Albrecht de se marier avec Bathilde. Après tout, pour Théophile Gautier, Albrecht n’a trompé Giselle « qu’à demi », son amour pour la jeune paysanne était sincère, « son âme se trouvait d’accord avec ses lèvres« .
Dur de quitter le cinéma, après un tel choc esthétique. Heureusement, dans les brumes de l’hiver allemand qui flottaient sur la ville, je suis rentrée chez moi avec un peu de cette magie blanche qui a sacralisé Giselle jusqu’à notre temps. Au cours de ma marche romantique, alors que je passais d’ailleurs devant la parfumerie Albrecht (décidément… mais ne doit-on pas un peu Giselle au romantisme allemand en la personne d’Heinrich Heine ? Et le prénom Giselle n’est-il pas d’origine germanique, Geisel signifiant otage ?), j’ai repensé aux paroles d’introduction de Katia Novikova. On a vite fait d’enterrer ses trésors, surtout en France où le ballet a la mémoire courte. Giselle, créée par l’Opéra de Paris en 1841, a disparu de notre répertoire dans les années 1860 avant de revenir en France une cinquantaine d’années plus tard, via les Ballets russes. Combien de chefs-d’oeuvre de la sorte avons-nous enfoui dans les oubliettes de l’Opéra ? Que serait notre répertoire sans l’apport si fécond des chorégraphes russes (et on peut classer Marius Petipa dans cette dernière catégorie ?). Pierre Lacotte pourrait nous apporter bien des réponses mais ses reconstructions semblent davantage plébiscitées en Russie qu’en France. Le grand chorégraphe français, puits de savoir, a d’ailleurs recréé une version de Giselle en France, supposée assez fidèle à l’originale, mais elle est tombée dans l’oubli.
Dans ce contexte, la Giselle de Ratmansky est, d’un point de vue français, une joie mais aussi une (petite) peine. Cette Giselle est le témoin embarrassant de notre grande époque créatrice d’avant, quand une « sève de vie nouvelle circulait impétueusement« , quand « l’art grisait« , quand on était fou « de lyrisme et d’art », des mots de Théophile Gautier dans L’Histoire du romantisme. Ne plus créer de grands ballets classiques est une chose. Laisser mourir ceux qu’on a enfantés en est une autre, plus grave encore.
Giselle d’Alexeï Ratmansky par le Ballet du Bolchoï au Théâtre du Bolchoï, vu en direct au cinéma avec Pathé Live le dimanche 26 janvier 2020. Avec Olga Smirnova (Giselle), Artemy Belyakov (Albrecht), Denis Savin (Hans), Angelina Vlashinets (Myrtha, la reine des Wilis), Ludmila Semenyaka (Berthe, la mère de Giselle), Nelli Kobakhidze (Bathilde, la fiancée d’Albercht) et Anastasia Denisova (Zulmé).
Pascale Maret
Merci pour ce compte-rendu passionnant qui me donne plus encore le regret de n’avoir pu assister à une séance. Peut-être un DVD viendra-t-il me consoler ? Et oui, il est plus qu’agaçant de voir la façon dont l’Opéra de Paris traite les grands classiques, nous présentant encore et toujours les mêmes versions Noureev comme si elles étaient indépassables, au lieu de les revitaliser par de nouvelles lectures. Décidément
Nane
J’ai eu la chance de voir « Giselle » avec Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio. La danseuse est rayonnante au premier acte. J’ai été moins émue par son interprétation un peu distante au 2e acte. Le prince est un peu fade… C’est bien mais c’est loin de l’admirable interprétation du couple Roberto Bolle Svetlana Zakharova si émouvants et techniquement supérieurs.