Yours, Virginia de Gil Harush – Ballet du Rhin
Avec Yours, Virginia de Gil Harush, le Ballet du Rhin proposait cet hiver son ambitieux projet de la saison : une création de deux heures par un jeune chorégraphe, avec l’Orchestre symphonique de Mulhouse, autour de l’immense écrivaine Virginia Woolf. Un pari un peu fou, tant l’autrice avait une oeuvre et une personnalité riches. Gil Harush ne prend pas le parti d’un récit narratif, trop facile et attendu, mais de saynètes de souvenirs ou du quotidien, inspirées par quelques citations de Virginia Woolf, se plongeant soit dans son oeuvre, soit dans sa vie. Chorégraphiquement, Gil Harush sait faire danser la troupe alsacienne et mettre en avant leurs belles qualités néo-classiques. Mais sur le fond, le chorégraphe n’arrive pas à éviter les clichés et autres poncifs, ne parvenant pas à sortir de la vision d’une écrivaine torturée, ce qu’elle pouvait être, mais pas que. Une oeuvre néanmoins non dénuée d’émotions, efficace et finalement prenante sur la durée – d’autant plus par son choix musical, un patchwork de Haendel à Philip Glass intelligemment mené – mais qui laisse la désagréable impression d’être passée à côté de son sujet.
Féministe, avant-gardiste, écrivaine de talent, dépressive, amoureuse, instinctive, intellectuelle… Virginia Woolf était une personnalité complexe à l’oeuvre riche. S’y plonger et y créer quelque chose à partir de cette formidable matière est un pari pour un artiste, tant le sujet de base n’est pas forcément évident à cerner. Gil Harush préfère plutôt créer des atmosphères changeantes, inspirées par son oeuvre qu’il a beaucoup lue.
Yours, Virginia démarre ainsi par un premier acte à la scénographie sobre, mettant en avant la force du groupe. Gil Harush y déploie une chorégraphie néo-classique maîtrisée, piochant de-ci de-là à Thierry Malandain et Jiří Kylián dans la fluidité du mouvement, tout en sachant y apporter sa patte par une certaine puissance du mouvement et une belle façon de faire évoluer un groupe uni. Sur le fond de scène, quelques citations de Virginia Woolf amènent les différents moments, chacun porteur d’une atmosphère particulière : mélancolique, parfois joyeuse, interrogative ou anxieuse. Peut-être est-il difficile de s’y retrouver, de savoir où l’où va, de saisir forcément ce qui se déploie en scène si l’on ne connaît pas vraiment l’oeuvre de l’écrivaine. Mais la danse fait son oeuvre, l’efficacité du chorégraphe et les interprètes aussi. Gil Harush sait créer des émotions en scène, les laisser se développer et filer au travers de ses danseurs et danseuses. Le fond paraît brouillon ? Finalement qu’importe : l’efficacité et la sensibilité sont là.
Le deuxième acte, peut-être plus biographique, est plus délicat. L’on est ici plus au cœur des névroses de l’écrivaine, de son intimité. Une haie de roses au plafond nous rappelle les jardins à l’anglaise, comme celui qu’elle pouvait avoir dans son cottage de Monk’s House. Les mouvements de groupe font place à des duos et quatuors, à des personnages qui émergent de l’ensemble. L’émotion là encore n’est en rien absente du travail des corps. Le fil narratif, même si là encore peut paraître flou, n’en est pas moins vecteur de sensibilités et de tensions entre ces personnages. Là encore, l’efficacité du chorégraphe en soi fait mouche. Néanmoins, le fond pose question, quand il ne met pas mal à l’aise. Car les clichés et les situations très appuyées (l’allusion à son suicide notamment) manquent de subtilité. L’homosexualité de son mari est évoquée, mais pas franchement la sienne, pourtant une partie importante de sa vie personnelle. Le final surtout fait lever les yeux au ciel et l’on ne peut imaginer que le chorégraphe ait voulu montrer la puissance de Virginia Woolf en la faisant apparaître jupe en cuir et menant à la baguette (au sens littéral) une meute de danseurs à quatre pattes.
Surtout dans ce deuxième acte, le personnage de Virginia Woolf n’apparaît jamais comme quelqu’un qui maîtrise son destin. Voilà un personnage torturé (ce qu’elle pouvait être), ambivalent (idem) mais qui, à aucun moment, ne trace son propre chemin. Ce sont toujours d’autres personnages, en l’occurrence des hommes, qui la guident, font naître des émotions, des situations. Gil Harush ne dresse ainsi qu’une partie du portrait de l’écrivaine et tombe dans le pur cliché en réalisant le portrait d’une femme dérangée, et c’est tout. Il y a peut-être cinq ans, cela n’aurait pas posé de question. Mais à l’heure des nouveaux courants féministes, cette vision de l’écrivaine, d’une femme en général, apparaît bien trop dépassée. D’autant plus que Virginia Woolf fait spécialement partie des icônes de ces nouveaux mouvements féministes : la femme puissante et géniale, écrivaine reconnue quand si peu de son temps avaient de visibilité, influente, assumant sa sexualité comme ses tourments, menant une vie qui n’était pas dans la norme. Il faut voir ainsi le nombre de couvertures de livres de Virginia Woolf dans les manifestations et rassemblements féministes, comme autant d’étendards. Alors est-ce qu’en 2020, seule une femme pourrait correctement évoquer Virginia Woolf, l’évoquer dans toute sa puissance ? Je n’aime pas avoir ce genre de raisonnement mais je me suis posé la questions (sans y trouver de réponse) à la fin de Yours, Virginia. N’est-il pas encore nécessaire d’être une femme, et d’avoir ainsi connu intimement cette inégalité de genre, pour rendre hommage comme il se doit à cette écrivaine ? Car c’est ce qui transparaît de ce spectacle : Gil Harush est passé à côté de la figure féministe, peut-être parce que lui-même n’a jamais ressenti cette inégalité des sexes et cette urgence absolue à lutter contre.
Cela déçoit d’autant plus que, comme dit plus haut, le chorégraphe a un vrai talent pour faire danser ce groupe, créer des images et des sensations, faire naître une gestuelle néo-classique. Créer un ballet du XXIe siècle, comme Bruno Bouché souhaite le faire, c’est bien entendu interroger chorégraphiquement cette technique classique. C’est aussi l’ancrer dans des pièces d’aujourd’hui, qui reflètent notre société, nos questionnements. Virginia Woolf est à bien des égards un sujet formidablement d’actualité. Yours, Virginia passe malheureusement à côté de cet enjeu.
Yours, Virginia de Gil Harush par le Ballet du Rhin à l’Opéra de Strasbourg. Mardi 18 février 2020.