So Schnell de Dominique Bagouet ressuscité par Catherine Legrand
Il n’était pas envisageable de célébrer la 40e édition du festival Montpellier Danse sans un hommage à Dominique Bagouet, son créateur et chorégraphe de génie emporté en décembre 1992 par le sida, à l’âge de 41 ans. Montpellier ne serait pas devenue l’une des capitales de la danse contemporaine sans Dominique Bagouet, qui a influencé nombre de danseurs, danseuses et chorégraphes, auteur d’un vocabulaire et d’un style qui ont façonné durablement l’art de la chorégraphie. Par un mauvais contretemps de l’histoire, un autre virus a failli avoir raison de la re-création de l’oeuvre ultime de Dominique Bagouet, So Schnell, remonté par Catherine Legrand qui dansa ce ballet lors de ses premières versions. Montpellier Danse, prévu en juin dernier, a en effet été annulé avec la crise sanitaire. Mais le directeur du festival Jean-Paul Montanari, avec la détermination qu’on lui connaît, a imaginé une édition bis, s’étalant sur tout l’automne et reprenant en grande partie les spectacles programmés à l’origine en juin, à l’exception de certaines compagnies étrangères qui ne peuvent pas voyager. So Schnell a ainsi ouvert Montpellier Danse 40bis dans un théâtre de l’Agora en jauge réduite par exigence sanitaires mais archi-comble. Un chef-d’oeuvre qui, trente ans après sa création, conserve intactes modernité et radicalité.
Cette reprise de So Schnell démarrait difficilement : les pluies diluviennes qui se sont abattues sur Montpellier ont contraint le festival à annuler à contrecoeur la première, programmée dans le théâtre en plein air de l’Agora. Avec 24 heures de retard, le spectacle a finalement enfin pu commencer, chacun.e retenant son souffle. Cette oeuvre ultime de Dominique Bagouet charrie son lot de souvenirs pour certains et un air de légende pour les plus jeunes. Paradoxalement, les occasions de revoir les ballets du chorégraphe sont rares, trop rares, comme si l’on redoutait qu’ils ne résistent pas au temps. À tort ! 30 ans après sa première version en 1990, So Schnell n’a rien perdu de sa force créatrice et de son absolue modernité. La pièce fut créée pour l’inauguration de l’Opéra Berlioz au Corum de Montpellier le 6 décembre 1990. « Lorsque m’a été confiée la mission d’inaugurer, pour la danse, le plateau du nouvel Opéra Berlioz, j’ai immédiatement rêvé à une chorégraphie pour un nombre important de danseurs. Est née alors l’idée de rassembler pour la première fois, et dès le début de la saison, toutes les forces vives de la compagnie – danseuses, danseurs et stagiaires – dans un travail commun autour d’une cantate de Jean-Sébastien Bach. Avec la partition musicale comme avec les sons provenant de machines industrielles de bonneterie, j’ai donc préparé des pages de trames très précises de construction, au service d’un vocabulaire sans ‘scrupule d’esthétisme’, mais soucieux d’énergie et d’exploration souvent individuelle pour les quatorze interprètes« , écrivait le chorégraphe dans sa note d’intention rédigée à l’époque.
Le résultat tel qu’il fut montré lors de sa création, et que l’on peut voir dans la très belle captation réalisée en 1993 par Charles Picq sur Numeridanse, fit l’effet d’une tornade. So Schnell offre une magnifique débauche de virtuosité, d’énergie et d’humour dans une oeuvre très construite, mais qui laisse exploser la spontanéité des danseurs et des danseuses. L’alternance entre le silence, les sons de bonneterie qui ont bercé l’enfance de Dominique Bagouet, la splendide cantate de Bach qui donne son nom à la pièce, entretient un suspense haletant dans lequel s’insèrent successivement duos, solos, ensembles. Le chorégraphe ne cessa jamais de modifier le ballet lors des reprises à Alès puis sur la scène du Palais Garnier en novembre 1992, dans le cadre du Festival d’Automne, quelques semaines avant sa mort. Et c’est sur cette même scène que So Schnell fit son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris en mars 1998 pour seulement six représentations. La pièce hélas ne fut jamais reprise.
Dans cette version originale, Dominique Bagouet avait imaginé des costumes colorés, dont la confection avait été confiée à Dominique Fabrègue, et une scénographie constituée de nuages surplombant la scène réalisée par Christine Le Moigne, créant une atmosphère pop-art acidulée et joyeuse. Pour cette re-création, Catherine Legrand, l’une des danseuses des premières versions, a pris le parti de se délester des décors et costumes d’origine et de réduire de 14 à 12 interprètes la chorégraphie. Ce nouveau dispositif, plus sobre, laisse éclater toute la pureté de la chorégraphie. L’oeil n’est attiré par rien d’autre que le geste. Et quel festin !
Dans sa première correction, Dominique Bagouet avait ajouté un prologue interprété par deux danseuses en silence. Ce qui est presque un pas de deux annonce la tonalité du ballet et, avant toute chose, le style propre au chorégraphe. Dominique Bagouet s’est nourri d’influences multiples et de ses rencontres artistiques, de sa formation classique chez Rosella Hightower qu’il poursuivra au Ballet du Grand Théâtre de Genève, à Maurice Béjart et Carolyn Carlson, avant de se frotter à la post-modern dance américaine de Merce Cunningham et Trisha Brown. Cette pluralité de styles a inondé son écriture qui se déploie telle une constellation. Le geste et les pas s’accomplissent dans une incroyable sophistication. Les jambes empruntent au langage académique quand les bras sont le moteur du mouvement. Tantôt tendus à l’extrême, puis repliés avec sans cesse des épaulements d’une beauté infinie. Tout cela est déjà posé dans ce duo féminin. Dominique Bagouet ne renonce jamais à la virtuosité, il l’impose dans chaque mouvement. Sa science des ensembles et son art des symétries qu’il se plaît à désynchroniser sont captivants.
Les douze danseurs et danseuses choisies par Catherine Legrand pour réinterpréter cette oeuvre magistrale n’ont pas – ou pas encore – l’intensité de leurs ainé.e.s. Mais nul doute qu’ils finiront par l’acquérir au fil des représentations. On perçoit en tout cas le bonheur de danser cette oeuvre testamentaire de Dominique Bagouet. So Schnell dégage une énergie joyeuse mais on y voit aussi subrepticement l’image d’une mort annoncée, quand les corps tout à coup semblent se casser et s’échapper. Rien de morbide mais la conscience de la finitude. So Schnell concentre en une heure tout l’art du chorégraphe. On y voit la matrice de tout ce qui viendra ensuite dans la danse contemporaine française sur laquelle il laisse à son corps défendant une empreinte indélébile. 30 ans après sa création, So Schnell n’a pas perdu une once de sa modernité. Voir ou revoir ce spectacle est un immense privilège. Reste à espérer que le répertoire de Dominique Bagouet continue à vivre et à diffuser sa superbe radicalité.
So Schnell de Dominique Bagouet, re-création de Catherine Legrand au Théâtre de l’Agora dans le cadre de Montpellier Danse. Avec Nuno Bizarro, Eve Bouchelot, Yann Cardin, Florence Casanave, Meritxell Checa Esteban, Elodie Cottet, Vincent Dupuy, Elise Ladoué, Théo Le Bruman, Louis Macqueron, Thierry Micouin et Annabelle Pulcini. Dimanche 20 Septembre 2020. À voir au CND Pantin du 3 au 5 décembre 2020.
Montpellier Danse 40 Bis continue jusqu’au 28 décembre.