Chorégraphes par temps de Covid – Bruno Bouché : « La motivation est intacte »
Lors du premier confinement, nous avons laissé la parole avant tout aux danseurs et danseuses. Mais comment les chorégraphes vivent-ils cette période si compliquée, eux et elles aussi bloquées dans leur travail de création ? À l’heure où les théâtres sont fermés, mais où les artistes peuvent répéter, place plutôt aux créateurs et créatrices, qui nous racontent comment continuer à travailler en ces temps si particuliers. Et nous démarrons avec Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin et chorégraphe, qui est en ce moment en studio pour monter sa prochaine création Les Ailes du Désir, à voir en scène si tout va bien en janvier et février.
Comment, tout d’abord, avez-vous vécu le premier confinement ? Peut-on travailler en tant que chorégraphe sans studio ?
En tant que chorégraphe, il n’y a pas de travaux à faire chez soi. Je peux beaucoup préparer en amont mes chorégraphies d’un point de vue intellectuel : je lis, je me nourris. Mais je ne travaille pas la chorégraphie, je ne peux pas le faire seul chez moi. Pour créer, j’ai vraiment besoin d’être dans un studio et des corps des autres pour écrire, sinon je reste sur ma propre gestuelle et physicalité. J’aime travailler comme un sculpteur, avec une interaction avec les danseurs et danseuses. Et puis lors du premier confinement, j’ai eu beaucoup de choses à gérer en tant que directeur du Ballet du Rhin, l’entraînement des danseurs et danseuses à mettre en place, les annulations et reports de spectacles. J’ai lu beaucoup d’essais et la presse, mais je ne lisais pas de choses plus imaginatives, j’avais du mal à me poser face à un livre pour que l’on me raconte une histoire.
Et comment s’est passé le retour en studio en tant que chorégraphe ? Est-ce qu’il y a eu une impression d’être “rouillé”, d’avoir du mal avec l’espace, comme certains danseurs et danseuses ont pu le raconter ?
Le studio, c’est là où je me sens le mieux et à ma place. Quand j’y suis, même quand ça cherche et que c’est compliqué, il y a de la joie. Je me sens vivant, c’est là que je désire être. Le confinement a été une souffrance pour moi, même si nous ne sommes pas les plus à plaindre, alors retrouver les studios a été un bonheur. Quand nous avons repris le chemin des salles fin mai, nous devions porter les masques en cours, il y avait beaucoup de consignes à respecter. Mais quand on a commencé à vraiment répéter, je me suis senti tout de suite dans mon élément, absolument pas rouillé. Surtout que j’ai démarré par la reprise de mon solo Bless-Ainsi-soit-il (ndlr : pour le programme Spectres d’Europe #3 du Ballet du Rhin), une pièce de mon répertoire sur laquelle je m’appuie beaucoup, qui compte énormément pour moi.
Aujourd’hui, comment travaillez-vous en studio ?
Nous répétons normalement. Le protocole indique que, si nous faisons des tests PCR toutes les semaines, nous pouvons avoir un travail normal en studio. C’est donc ce que nous faisons. Nous continuons le travail d’adage et de partenariat, sans masque. Et quand je corrige mes interprètes, je les touche, j’ai besoin de modeler en tant que chorégraphe. Nous devons porter le masque dans les couloirs et les bureaux, mais en studio, nous sommes revenus à la normale. Contrairement au premier confinement, mon quotidien ne change donc pas, si ce n’est certains bars et restaurants fermés où j’aimais bien débrifer ma journée. Ce qui change, c’est que nous avons dû annuler énormément de spectacles. Et ça, c’est très frustrant et triste. Nous avons ainsi annulé une série de spectacles à la Maison de la Danse de Lyon, qui était déjà un report du premier confinement, nous avons annulé des représentations de Spectres d’Europes #3, même si nous avons eu la chance de donner les trois distributions en scène.
Et comment sont les danseurs et danseuses que vous avez en face de vous en studio ?
Ils ont envie, ils répondent, c’est très agréable. Au départ, il y a eu des peurs quand nous devions travailler avec le masque, mais nous sommes beaucoup dans le dialogue. Que ce soit lors de la reprise avec des consignes compliquées, ou quand nous avons eu un test positif qui nous a obligé à annuler des spectacles, nous avons tout de suite mis les choses sur la table. L’important, c’est que l’on parte avec l’esprit serein, cela donne de la confiance. Cela fait quatre ans maintenant que je dirige le Ballet du Rhin et je suis en train de constituer une compagnie qui me ressemble. Quelque chose est en train de prendre, on se comprend de plus en plus.
Pouvez-vous nous parler de la création que vous travaillez en ce moment, Les Ailes du Désir, attendu en janvier et février au Ballet du Rhin ?
Je pensais à des grandes formes, réfléchir à une nouvelle dramaturgie, traiter de choses qui n’avaient pas encore été traitées chorégraphiquement. Et l’idée du film Les Ailes du Désir de Wim Wenders m’est venue. Wim Wenders s’est servi de l’imaginaire des anges pour montrer la simple beauté et l’émerveillement d’être en vie de façon humaine : pouvoir goûter, toucher, sentir, désirer, même si pour cela il faut renoncer à l’éternité. Ma création ne sera pas une transcription du film, mais il va lui rendre hommage, en tirer l’essence et vraiment parler de ce goût de vivre, de l’incarnation.
Il y a aura deux actes. Le premier acte reprend la trame du film, avec les mêmes personnages, les grandes scènes, de manière pas forcément linéaire. Le film se termine sur un « À suivre« , la deuxième partie sera donc le « Après », même si on ne va pas continuer à raconter l’histoire de ce couple. Il s’agit plutôt de montrer que la danse peut traduire ce goût de vivre, avec toutes les difficultés de la vie. Quand on danse, on joue de l’apesanteur, on prend un plaisir immense, mais on peut chuter aussi, on se fait mal constamment. Parler du goût de vivre, c’est prendre à bras-le-corps la vie dans toutes ses aspérités.
Est-ce que la période que nous vivons s’immisce dans cette création ?
Je ne sais pas si c’est le confinement qui m’a amené à ça, mais j’ai réalisé que personne ne se touchera dans le premier acte. Il y aura des rapports entre humains et anges, mais les anges ne pourront qu’accompagner les humains, en essayant de les frôler. Même lors d’une scène de rue, avec beaucoup de monde en scène, il s’agit plutôt de montrer la solitude. Je ne peux pas dire comment cette idée est arrivée, mais quand j’en ai pris conscience, j’ai eu envie de m’imposer cette contrainte.
Cet isolement nous empêche de voir nos proches, de se prendre dans les bras, de s’embrasser, il y a une impossibilité de rencontres. Tout ça m’inspire.
De façon plus générale, en tant que chorégraphe, que vous inspire ce que nous vivons ?
Tout ça ne m’inspire pas une dramaturgie linéaire de raconter un confinement. Mais ça rentre dans mon travail parce que je m’interroge toujours sur le corps. Nous sommes dans une civilisation qui ne craint plus la mort, nous ne voyons plus les malades, on ne meurt plus chez soi mais à l’hôpital. Nous sommes dans une espèce de légèreté, même par rapport à notre santé. Et cette pandémie nous rappelle notre fragilité. C’est presque insupportable de se dire qu’un virus peut nous empêcher de faire tout ça. Nous sommes des êtres sociaux, nous ne sommes pas faits pour être enfermés, il y a le besoin essentiel du corps des autres. Cet isolement nous empêche de voir nos proches, de se prendre dans les bras, de s’embrasser, il y a une impossibilité de rencontres. Tout ça m’inspire.
Aujourd’hui, les théâtres vivent dans l’incertitude. Comment travailler à une création sans savoir si elle pourra être donnée face au public ?
Je ne sais pas si on arrive à en faire abstraction. Je ne pense pas, c’est là. Mon travail de chorégraphe, ce qui m’enthousiasme vraiment, se fait en studio, avec les corps. Nous sommes en train de travailler sur un projet de captation si le spectacle ne peut être donné en janvier, mais ce n’est pas l’objectif final du travail. De toute façon, ce spectacle sera dansé, à un moment ou à un autre, quand ça sera possible. La motivation est donc intacte, nous allons aller jusqu’au bout du processus.
Le Ballet du Rhin propose du contenu sur ses réseaux sociaux pendant le confinement (diffusion, live, reportages), à suivre sur leur page Facebook).