Rencontre avec Damien Jalet pour sa création Brise-Lames – Ballet de l’Opéra de Paris
C’est sur scène que l’on aurait dû découvrir Brise-Lames, la création de Damien Jalet pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Mais à quelques jours de la première en novembre dernier, les théâtres ont une nouvelle fois baissé leurs rideaux… et nul ne saurait prédire aujourd’hui quand ils pourront rouvrir leurs portes. L’épidémie force ainsi les artistes à réinventer les conditions du spectacle et c’est donc derrière un écran que l’on peut voir la pièce du chorégraphe belge, dans le cadre du programme Créer Aujourd’hui diffusé sur France 5 le 29 janvier à 20h55, puis en replay. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple captation mais d’un véritable film de danse réalisée par Louise Narboni, supervisé du cadrage au montage par Damien Jalet. Et Brise-Lames, conçu pour neuf danseuses et danseurs, est d’une beauté renversante, oeuvre à la fois solaire et crépusculaire, de lutte et de résilience. Rencontre avec Damien Jalet, à distance autour de cette pièce majeure, mais aussi son évolution éclectique et sa façon de créer en cette période si étrange.
Vouloir rencontrer Damien Jalet requiert énergie et constance ! Non pas que le chorégraphe se refuse à l’exercice mais il faut pouvoir le saisir. Au regard de son agenda et de ses projets, on imagine que les journées doivent être trop courtes et qu’il est en recherche permanente de la 25e heure. Nous nous étions ratés au Théâtre de Chaillot où il avait présenté Vessel, co-signée par le plasticien Kohei Nawa, juste avant le début de la longue nuit de l’isolement. On se guettait près du Palais Garnier où les répétitions s’enchaînaient dans un début d’automne qui laissait espérer un retour rapide à la normale. Las ! Le couperet est tombé et le programme qui s’appelait encore Chorégraphes Contemporains fut reporté sine die. Puis vint la décision de diffuser ces quatre créations sur Facebook. Un projet qui n’était guère compatible avec les exigences et le perfectionnisme artistique de Damien Jalet. Puisque le programme ne pouvait être montré au public, il fallait en faire autre chose. Non pas une retransmission mais un vrai film de danse, quelque chose qui serait différent du spectacle.
C’est donc à des milliers de kilomètres de distance qu’enfin nous conversons par écrans interposés. Damien Jalet achève tout juste sa quarantaine de deux semaines dans un hôtel de Kyoto, avant de reprendre les répétitions de Planet, qui aurait dû ouvrir la saison 2020 du Théâtre de Chaillot et reportée à l’automne prochain. Il est déjà tard au Japon et on comprend que cette quarantaine n’a pas été facile. Moment propice à la méditation sans doute, aussi à l’anxiété ou au doute, loin du studio.
Brise-Lames, une véritable vidéo de danse
Brise-Lames est sa deuxième incursion au Ballet de l’Opéra de Paris, après Boléro (2013) avec Sidi Larbi Cherkaoui, mais la première en solo… et dans des conditions particulières. En raison des travaux qui ont été anticipés, la scène du Palais Garnier est condamnée et c’est sur le proscenium que doit s’organiser la chorégraphie : sans coulisses, sans rideau et en plongeant sur le public qui n’a jamais été aussi proche. Voilà un cadre et des contraintes qui ont séduit Damien Jalet, comme un challenge à réaliser en un temps record : ce programme s’est décidé très tardivement quand Aurélie Dupont, la Directrice de la Danse, a dû adapter sa programmation aux conditions sanitaires. Damien Jalet relève ce défi en invitant neuf danseuses et danseurs à partager cette expérience. De la musique en direct avec le musicien Koki Nakano au piano, une scénographie et des costumes magnifiquement bricolés par J.R., les belles lumières de Fabiana Piccioli qui enveloppent le plateau et les artistes. « Il me semblait qu’il y avait quelque chose à faire avec l’Opéra de Paris qui est un peu comme une bulle. On avait vu les danseuses danser Le Lac des Cygnes sur le parvis lors des grèves et les choeurs chanter pour le personnel soignant, c’était comme si le monde avait infiltré ce lieu. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire avec ça, avec cet état d’urgence que la maladie apportait. »
Il ne suffit pas simplement de filmer la pièce, sinon on dénature l’oeuvre
Sauf que le public n’a jamais pu franchir les portes du Palais Garnier ! Damien Jalet utilise donc cet impondérable et fait de cette création scénique autre chose. Il refuse la diffusion programmée hâtivement sur Facebook pour avoir le temps de filmer Brise-Lames, de choisir les cadrages et de superviser le montage. D’une oeuvre destinée à la scène, le chorégraphe fabrique ainsi un autre objet. « Cela va être vu par beaucoup plus de monde que si les spectacles avaient eu lieu à Garnier. Il y a pour moi une responsabilité, savoir que ce médium a ses propres exigences et qu’il ne suffit pas simplement de la filmer car sinon on dénature l’oeuvre« . On voit ainsi dans la vidéo ce que l’on ne verrait pas depuis la salle. La narration se déploie selon différents angles et avec des gros plans. Tout est montré et tout s’entend : le souffle des danseuses et des danseurs, la sueur qui ruisselle sur leur peau. Le titre invoque immédiatement un univers marin et la chorégraphie s’étire comme une série de vagues, douces ou plus violentes. On peut y voir une référence à cette drôle d’époque qui se décline par vagues et enfermements. On a en tout cas rarement vu le Ballet de l’Opéra de Paris aussi libre dans les mouvements du haut du corps et ces torsions extrêmes.
Artiste globe-trotteur et multi-talents
Discuter avec Damien Jalet est aussi l’occasion de se replonger dans sa biographie. Et elle donne le tournis. On y croise les cinéastes Paul Thomas Anderson et Luca Guadagnino, la pop star absolue Madonna – « J‘ai cru que c’était un spam quand j’ai vu son mail » raconte le chorégraphe – ou encore Thom Yorke, le génial chanteur de Radiohead qui mène aussi une carrière solo. C’est pour l’un de ses albums que Damien Jalet a écrit une chorégraphie pour un film réalisé par Paul Thomas Anderson, regroupant trois titres d’ Anima. Un voyage surréaliste qui débute dans le métro et s’achève dans les rues de Prague, que l’on peut voir sur Netflix : « On ne s’est pas tout de suite compris avec Thom car chacun avait des exigences différentes, lui musicien et moi chorégraphe mais comme toutes les rencontres cela s’est construit petit à petit…« .
Vertige des noms qui est tout pourtant sauf un « name dropping ». Son travail exerce une fascination partagée par beaucoup et qui tient à un style et une écriture où la danse fait partie d’un récit total, d’une immersion dans un univers où mouvement, musique et scénographie semblent constituer un tout indissociable. La danse n’est pas entrée très tôt dans sa vie, « Ce fut d’abord le théâtre quand mes parents m’emmenaient voir le théâtre de marionnettes. J’étais très jeune mais ça m’a tout de suite happé, cette sensation de pouvoir se transformer, de pouvoir être quelqu’un d’autre, d’être dans un état parallèle. J’étais aussi attiré par des choses très physiques.« . La recherche d’un langage plus universel le conduit naturellement vers la danse : « J’ai vu des spectacles de Maurice Béjart, cela n’a pas été un déclic, ce fut plutôt quand j’ai eu 18 ans et que j’ai découvert la scène belge avec Wim Vandekeybus, Anne Teresa de Keersmaeker, Alain Platel, Jan Fabre, il y avait une sorte de liberté de créer des formes qui n’étaient pas connectées à des traditions et qui permettaient aussi d’utiliser la danse dans quelque chose de plus théâtral et plus connecté avec la musique. Plus tard, dans mon travail, j’ai pu comprendre ce que la technique classique pouvait apporter de poétique et de rigoureux. Mais ce n’est pas par cette porte que je suis entré ».
Quand un chorégraphe crée une pièce, c’est toujours un groupe de danseur-se-s qui va la porter. On n’est pas comme des peintres derrière un canevas, on met une communauté ensemble ».
Sa rencontre avec Sidi Larbi Cherkaoui est déterminante. Les deux chorégraphes belges travaillent ensemble sur plusieurs pièces dont Babel (2016) présentée à Avignon dans la Cour d’honneur. Le duo s’élargit parfois à la plasticienne Marina Abramovic pour la création du Boléro à l’Opéra de Paris (2013) ou de Pelléas et Mélisande (2018) pour le Grand Théâtre de Genève. « Cette notion du collectif est pour moi très importante. Pour moi, le travail que l’on fait est collectif : quand un chorégraphe crée une pièce, c’est toujours un groupe de danseur-se-s qui va la porter. On n’est pas comme des peintres derrière un canevas, on met une communauté ensemble« .
S’il poursuit les collaborations multiples, Damien Jalet signe désormais seul des pièces qui ont fait le tour du monde : Vessel avec Kohei Nawa ou Skid pour le GöteborgsOperansDanskompani. Ces deux pièces ont galvanisé le public du Théâtre de Chaillot dont Damien Jalet est aujourd’hui artiste associé. Avec son plan incliné à 34 degrés, le chorégraphe demandait aux 17 danseurs de Skid de défier la gravité, puisant dans les rites ancestraux ou la mythologie pour raconter aussi des histoires d’aujourd’hui. Avec Vessel, le chorégraphe et le plasticien Kohei Nawa ont créé une osmose parfaite entre le corps et décor comme une sculpture en mouvement.
Damien Jalet est un artiste globe-trotter. De Paris à Bruxelles où il réside – parfois ! -, du Japon à la Suède et du Mexique à l’Allemagne où il lui arrive de faire escale du côté de Wuppertal chez Pina Bausch. Son année 2020 s’annonçait archi-pleine, exigeant de jongler en permanence entre les méridiens et les fuseaux horaires. « C’était une année trop remplie ! Je me disais : mais dans quoi je me suis mis ? Et puis tout a commencé à s’annuler. Tout d’abord la dernière de Vessel au Théâtre de Chaillot. Et dès le confinement, je suis tombé malade de la Covid, j’ai tendance à faire un avec ce qui se passe.En 2011, j’étais au Japon lors du tremblement de terre. Je suis souvent au mauvais endroit au mauvais moment mais pour moi, toute malédiction n’est pas univoque« .
Et après Brise-Lames ? Si la vie normale reprend son cours, sa nouvelle collaboration avec Kohei Nawa Planet ouvrira la prochaine saison du Théâtre de Chaillot, à l’automne 2021. Il faudra aussi imaginer comment faire vivre Brise-Lames sur scène après l’avoir vue en vidéo. L’affaire n’est pas simple car l’architecture même de la pièce est liée au proscenium provisoire du Palais Garnier qui n’existe plus. Il y aurait besoin de trouver un autre angle, une nouvelle approche, une autre salle peut-être. Mais on peut faire confiance à Damien Jalet : sa capacité à se réinventer perpétuellement n’est pas le moindre de ses talents.
Brise-Lames de Damien Jalet avec Héloïse Bourdon, Laetizia Galloni, Clémence Gross, Juliette Hilaire, Hohyun Kang, Apolline Anquetil, Jérémy-Loup Quer, Alexandre Gasse et Takeru Coste. Captation réalisée par Louise Narboni.
À voir le vendredi 29 janvier à 20h55 sur France 5 puis en replay, dans le cadre du programme Créer aujourd’hui.