Rencontre avec Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault pour le lancement de leur Centre de formation d’apprentis
À l’heure où le spectacle vivant est à l’arrêt depuis de nombreux mois, avec deux saisons blanches ou presque, la jeune génération d’artistes est très impactée. Comment finir de se former, intégrer le marché du travail, faire ses premières expériences quand le monde de la culture est à ce point sans visibilité ? C’est justement dans cette période difficile que Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault lancent leur Centre de formation d’apprentis (CFA), à travers leur compagnie Le Théâtre du corps. L’idée ? Proposer à une quinzaine de jeunes danseurs et danseuses de tous horizons une formation en apprentissage pendant deux ans, non seulement gratuite mais rémunérée par l’employeur pour multiplier les expériences professionnelles. Un projet qui vient combler un vide dans la formation de la danse, où l’apprentissage est quasi-absent, porté aussi par la volonté de former des artistes vraiment employables et ouverts à plusieurs esthétiques. Vous avez entre 18 et 25 ans, êtes danseur.se.s ou comédien.ne.s semi-pros ou pros ? Vous avez jusqu’au 8 mai pour vous inscrire aux auditions. En attendant, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault nous expliquent leur projet et le contenu de cette nouvelle formation.
On trouve de nombreuses formations en danse en France. Avec la création de ce Centre de formation d’apprentis (CFA), quel manque voulez-vous combler ?
Marie-Claude Pietragalla – Avec notre compagnie, nous nous sommes rendu compte qu’il manquait quelque chose aux artistes venant à nos auditions : une formation pluridisciplinaire. Les danseurs et danseuses doivent de plus en plus être dans l’hybridation, savoir travailler avec la voix, le théâtre. Mais aussi mettre en place un projet, être chorégraphe, monter sa structure, travailler sur la mise en scène, la médiation au public… Aujourd’hui, on apprend aux jeunes à bien danser et c’est tout. Notre formation en apprentissage leur apprendra l’autonomie et la liberté que nous, nous avons apprises sur le terrain. C’est aussi une façon d’être passeur et de leur transmettre notre expérience.
Julien Derouault – Lors de nos auditions, on s’est aussi rendu compte que l’on manquait de grands technicien.ne.s. On voit des gamins qui ne sont pas aboutis, qui sont talentueux mais à qui il manque parfois un training technique. Beaucoup de jeunes ont développé leur propre gestuelle, parfois au détriment de la capacité de se mettre au service de la chorégraphie. Mais quand vous rentrez sur le marché du travail, c’est ce que l’on vous demande : il faut savoir regarder et absorber, sinon on ne trouve pas d’emploi. Notre formation veut leur donner les outils et les amener à la réalité du monde du travail.
Et en quoi la formule de l’apprentissage vous a intéressés ? C’est très rare dans le monde du spectacle vivant.
Julien Derouault – Les élèves auront ainsi une formation gratuite et rémunérée sur deux ans. Ils se forment pendant deux ans et sont engagés en même temps dans des entreprises et compagnies. Ils auront donc une pratique concrète. Et nous, nous serons jugés sur le taux d’insertion de nos élèves : combien ont trouvé un travail au bout de deux ans ? Dès que le monde du travail évolue, nous devons évoluer, être très réactifs, à l’écoute des nouvelles esthétiques, de ce que recherche les chorégraphes, metteurs en scène et réalisatrices. Augmenter l’employabilité de nos apprentis est au cœur de notre projet et c’est ce qui manque aujourd’hui.
Vous proposez une formation en apprentissage. Les apprentis sont donc rémunérés pendant ces deux ans par leur employeur. Mais avec la crise, de nombreux apprentis, dans tous les secteurs, ne trouvent pas d’employeur. À l’heure où les théâtres sont fermés et les compagnies en attente, comment assurer aux jeunes que vous recruterez qu’ils auront un employeur, condition obligatoire pour entrer en apprentissage et donc suivre votre formation ?
Marie-Claude Pietragalla – D’abord, nous assurerons à chacun.e des apprenti.e.s un contrat de travail de deux ans avec notre compagnie s’ils ne trouvent pas d’employeur principal. Ce sera ensuite à nous de leur trouver des employeurs secondaires pour des contrats plus courts : un réalisateur qui cherche un danseur pour deux jours ou trois mois de tournage, un metteur en scène qui a besoin d’une danseuse pour une pièce de théâtre sur six mois, une compagnie de ballet qui a besoin d’un artiste en tournée…
Julien Derouault – L’idée est qu’ils aient des expériences différentes, ce qui va participer à leur construction professionnelle. On se forme en se confrontant au réel du monde du travail et c’est pour ça que l’apprentissage fonctionne. Les CFA dans le spectacle vivant sont très rares parce que cette économie fonctionne beaucoup avec des contrats courts. En assurant à tous nos apprenti.e.s un contrat de deux ans avec le Théâtre du Corps, nous pouvons mettre cette formation en place. Dans l’idée, l’élève travaille avec nous sur un projet, puis part trois jours sur un tournage, puis quatre mois dans une compagnie, puis quelques semaines en tournée, etc.
Nous voulons former nos étudiant.e.s à être des artistes pluridisciplinaires
L’apprentissage, c’est d’un côté l’expérience professionnelle dont nous venons de parler, de l’autre une formation. Que contiendra la vôtre ?
Marie-Claude Pietragalla – Nous voulons former nos étudiant.e.s à être des artistes pluridisciplinaires. Nous avons un tronc commun avec des cours de danse classique, danse contemporaine, danse hip hop, improvisation et théâtre. Cela se complète avec des cours d’enseignement transversaux, comme le travail du mime, du clown, l’acrobatie, un travail sur le cinéma et comment filmer la danse, le soin du corps pour prévenir les accidents, des master-class de plusieurs jours avec des chorégraphes français et étrangers. Nous proposons aussi tout un enseignement sur la production, l’administration, le droit d’auteur, savoir lire un contrat, comment monter sa compagnie ou trouver des subventions, diffuser un spectacle, mais aussi comment mettre en place des actions de sensibilisation auprès des scolaires…. Bref, tout ce qu’un.e jeune danseur.se doit savoir sur l’écosystème du spectacle vivant.
Julien Derouault – Si l’on est danseur.se aujourd’hui, on peut travailler avec un artiste de cirque, puis un metteur en scène de théâtre, puis un réalisateur, puis une chorégraphe contemporaine qui a des bases de hip hop, puis un chorégraphe contemporain ancien danseur classique… Être ultra-spécialisé n’ouvre qu’une seule porte, alors qu’au contraire il faut en avoir le plus possible. Nos apprenti.e.s pourront ainsi postuler à un plus grand nombre d’offres d’emploi. Nous sommes très fiers de l’équipe pédagogique que nous avons rassemblée, qui n’existe nulle part ailleurs. Pour la danse classique, nous avons une ancienne danseuse de l’Opéra de Paris, un champion du monde pour le hip hop, un grand pédagogue moliérisé pour le mime, Patrice Leconte donnera les cours de cinéma… Tous ces gens ont compris notre philosophie : ne pas rester dans son pré carré, regarder ce que font les autres, dialoguer, pour amener à ces jeunes ce dont ils ont besoin.
Les dossiers d’inscription aux auditions doivent être déposés avant le 8 mai. Quel type de profil recherchez-vous ?
Marie-Claude Pietragalla – Nous recruterons entre 12 et 15 apprenti.e.s par promotion. Nous cherchons des jeunes entre 18 et 25 ans, qui ont déjà au moins une esthétique forte (danse classique, contemporaine, théâtre, etc.), avec un niveau semi-pro ou pro. Certains peuvent sortir de conservatoires, d’autres avoir déjà une expérience professionnelle mais ressentir le besoin de se perfectionner. Les profils seront hybrides.
Julien Derouault – La formation est aussi ouverte aux comédiens et comédiennes. Dans notre promotion, on pourra aussi bien trouver un très bon danseur classique qui veut s’ouvrir au théâtre, un acteur qui veut s’ouvrir à la danse, etc. C’est le talent qu’ils auront en commun.
Marie-Claude Pietragalla – Et la curiosité du monde qui les entoure. Pour avoir vécu dans de grandes institutions, l’expérience est extraordinaire mais l’on est enfermé dans un monde. Là, les apprenti.e.s seront confrontés à d’autres univers que le leur, à d’autres artistes, sur un temps relativement long permettant de développer des choses et d’approfondir différentes techniques. Cela ouvre beaucoup de champs possibles et c’est le reflet du monde qui nous entoure.
Vous aurez donc des niveaux très différents. Comment assurer la progression de chacun.e, quand par exemple dans un cours de danse classique, il y aura une danseuse semi-pro et un danseur qui n’en a jamais fait ?
Marie-Claude Pietragalla – C’est tout le travail que l’on met en place avec notre équipe pédagogique. Nous voulons un accompagnement individuel et personnalisé, on peut faire du sur-mesure avec seulement une quinzaine d’apprenti.e.s. Les cours seront en commun mais les professeur.e.s s’attacheront à l’évolution de chacun. Nous n’avons pas la volonté de transformer un danseur hip hop en danseur classique. Mais nous voulons lui donner les outils pour qu’il sache quoi faire quand un chorégraphe lui demandera de réaliser une figure la jambe et le pied tendus, qu’il ait vécu cette notion dans son corps.
Julien Derouault – Dans un cours de danse classique, même si le niveau est très disparate, tout le monde peut progresser. Ça a été notre façon de faire pendant des années, comme lors du spectacle Lorenzaccio où nous travaillions à la fois avec des acteurs et des danseurs. En se mélangeant, tout le monde a gagné.
En termes d’organisation, un apprentissage est souvent très réglé, avec une semaine en cours et une semaine en formation. Comment pouvez-vous mettre ça en place ?
Julien Derouault – C’est l’avantage de la formation professionnelle : chaque centre de formation invente son propre fonctionnement. Avec les métiers artistiques, cela ne peut pas être réglé au jour près. Les apprentis pourront être en formation chez nous le matin puis chez l’employeur l’après-midi, ou partir en tournée trois mois et enchaîner avec une période de cours. Il n’y aura pas de régularité dans le planning.
La culture devra se réinventer. Et elle devra le faire aussi avec la jeune génération qui va arriver sur le marché du travail.
Lancer une nouvelle formation, qui demande en plus que les employeurs jouent le jeu, alors que le monde de la culture est en crise et fermé, cela semble presque une gageure…
Marie-Claude Pietragalla – Il faut justement lancer ce genre de projet quand les choses ne vont pas bien. Il y a beaucoup de souffrance dans le monde de la danse : les intermittents qui sont dans une grande solitude et une grande détresse, ceux qui n’ont pas eu leur statut d’intermittence, les professeurs de danse d’écoles de quartier, les techniciens de troupes indépendantes… Nous sommes stupéfaits de voir certains danseurs changer de métier, et de se dire que le monde de la danse va devoir se passer de ces talents.
Julien Derouault – Quand on a choisi ce métier de danseur, c’est très dur de rester chez soi. Une carrière dure 15 ans, c’est terrible de s’en voir voler deux. Nous avions cette idée d’apprentissage depuis déjà quelque temps, et l’on a senti qu’il était temps de la lancer lors du premier confinement, avec cette sensation que la crise allait durer. La culture va mettre du temps à redémarrer. Cette jeune génération aura justement besoin d’outils et de formations nouvelles.
Marie-Claude Pietragalla – La culture devra se réinventer. Et elle devra le faire aussi avec la jeune génération qui va arriver sur le marché du travail. Si on ne fait pas quelque chose pour les jeunes danseurs et danseuses maintenant, on ne le fera jamais.