Soul Chain – Sharon Eyal par la compagnie Tanzmainz
Le Théâtre de la Ville fait sa rentrée hors-les-murs, en partenariat avec le 104, avec Soul Chain de Sharon Eyal, créée en 2018 pour la compagnie allemande Tanzmainz. Conçue pour 17 danseuses et danseurs, la pièce s’inscrit dans le parcours fulgurant de la chorégraphe israélienne, dont l’œuvre ne cesse d’explorer le thème de l’amour et des émotions qu’il suscite. Sur une partition électronique envoûtante composée par son collaborateur Ori Lichtik, la chorégraphe israélienne nous immerge dans une transe onirique virtuose où l’on repère son style et ses obsessions, avec son art consommé et fascinant des ensembles qui s’étirent et se resserrent à volonté. Pièce sur l’amour mais sans histoire ni pathos, Soul Chain se déploie comme une secousse tellurique superbement animée par l’excellente troupe de Mayence.
Sharon Eyal est aujourd’hui l’une des chorégraphes les plus demandées par les compagnies. Aucune ne lui résiste et elle fera ses débuts au Ballet de l’Opéra de Paris le 1er décembre avec un L’Après-midi d’un faune revisité, qui pourrait être un des sommets de cette saison. La chorégraphe israélienne, longtemps danseuse de la Batsheva de Ohad Naharin, enchaîne les triomphes. Entre le 104, Montpellier Danse et le festival Paris l’été, trois de ses spectacles ont pu être montrés au public cette année en dépit de la pandémie. C’est dire l’attrait que suscite Sharon Eyal et le désir des danseuses et danseurs, contemporains ou classiques, de se frotter à ce vocabulaire singulier. La chorégraphe l’élargit de pièce en pièce, tout en conservant ce qui fonde son style : une science des ensembles époustouflante tant par sa complexité organique que par sa simplicité d’exécution, un goût sûr pour utiliser les sons électroniques imaginés par son complice Ori Lichtik, son penchant pour les pas en demi-pointe qui rythment presque toutes ses créations.
On pourrait craindre que ce canevas stylistique ne devienne un tic artistique. Il n’en est rien. Sharon Eyal et son complice Gai Behar partent de cette matrice pour ouvrir le champ à chacune de leurs créations et enrichir leur palette. Soul Chain se revendique comme une pièce sur l’amour et le désir mais « ne vous attendez pas à trop de romance« , met en garde la chorégraphe. Jamais démonstrative, Sharon Eyal puise dans les corps et le mouvement pour faire naître l’émotion. Il n’y a aucune concession à ce qui pourrait paraître comme une beauté canonique. À l’inverse, elle se concentre sur le geste brut, presque animal pour construire sa chorégraphie. Les costumes, conçus par Rebecca Hytting, ne sont pas là pour flatter les corps mais pour unifier le groupe avec une couleur unique et un maquillage blafard. Cette identité de groupe se construit peu à peu, avec l’entrée progressive des 17 danseuses et danseurs dans un crescendo implacable.
De ses années à la Batsheva aux côtés d’Ohad Naharin, Sharon Eyal a conservé ce goût pour l’étrangeté, le décalage permanent, loin de toute forme de réalisme narratif. Sa danse part du ventre, centre de gravité de tous les gestes qu’elle imagine alimentés par des déhanchements épileptiques, qui suscitent l’inquiétude et même l’anxiété. Cette exploration de l’amour que nous promet Sharon Eyal semble se développer dans un monde parallèle, presque de morts-vivants revenus de l’au-delà au rythme d’une transe inflexible. La chorégraphe ne construit jamais de séquences et préfère imaginer une phrase chorégraphique ininterrompue. Mais du groupe s’extraient tout à tour un danseur, une danseuse, happés par un solo qui les distingue dans une gestuelle différente à laquelle le reste de la troupe va se rallier… ou pas ! Mais inéluctablement, le groupe se reforme, se resserre puis s’étire à nouveau.
Sharon Eyal a inventé un art chorégraphique fort et personnel, un style que l’on reconnaît instantanément. La danse se joue jusqu’à l’épuisement des corps dans des symétries au cordeau. Elle n’utilise jamais la vitesse qui, trop souvent, est le marqueur d’une dynamique fléchissante. L’énergie ici provient de la répétition du mouvement et de son infléchissement subreptice : le désordre qui s’est installé sur scène se réorganise en quelques instants sans que l’on ait le temps de le voir. C’est un art exigeant, difficile pour les interprètes, mais on perçoit le bonheur de la compagnie Tanzmainz de se plier à cette discipline.
Soul Chain de Sharon Eyal, co-création de Gai Behar, au 104, dans le cadre de la saison hors les murs du Théâtre de la Ville. Avec Madeline Harms, Daria Hlinkina, Bojana Mitrović, Nora Monsecour, Amber Pasters, Maasa Sakano, Marija Slavec, Milena Wiese; Frederico Longo, Zachary Chant, Finn Lakeberg, Cornelius Mickel, Alberto Terribile, Matti Tauru, Louis Thuriot et John Wannehag. Mardi 28 septembre 2021. À voir jusqu’au 1er octobre, en tournée européenne.