Kader Belarbi : « Toulouse-Lautrec, c’est de la danse ! »
Enfin ! Après plusieurs reports et deux saisons d’attente en plein Covid, la très attendue création Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi voit enfin le jour au Ballet du Capitole, du 16 au 23 octobre. Un ballet évoquant la vie et l’œuvre de ce peintre au corps empêché mais à la peinture continuellement en mouvement. Une pièce où les pointes se mêlent au French cancan pour faire vivre une époque de fête, mais aussi – et ça ne s’est encore jamais fait pour un spectacle de danse – à la réalité virtuelle (VR) pour une toute nouvelle expérience de spectacle. Kader Belarbi, aussi directeur du Ballet du Capitole, nous parle de la genèse de cette création, de l’excitation de la reprise comme de l’utilisation de cette nouvelle technologie.
Toulouse-Lautrec devait voir le jour en juin 2020. Mais victime de la crise sanitaire, il a été décalé à l’automne 2020, pour finalement voir le jour un an plus tard. Comment garde-t-on la dynamique de création ?
En 2020, il y a eu un premier jet. Quand l’élan a été arrêté, la pensée a été maintenue en continuant à réfléchir sur ce que nous avions laissé en friche. À l’automne 2020, ça n’a plus tenu. Nous devions encore jouer quatre jours avant la deuxième fermeture des théâtres. L’on espérait un retour presque à la normale et ça a été foudroyant pour tout le monde. Cette fois-ci, j’ai donc laissé la création au fond de la valise. À la reprise fin août, je l’ai rouverte et remonté ce qui existait, pour réagir en direct et retrouver cette flamme, et voir ce que ça émettait de sens, de non-sens, de musicalité. Et cette urgence a été savoureuse. Je pense à Toulouse-Lautrec depuis 2015, maintenant, il faut que ça sorte !
Et quelles ont été vos impressions lors de ces retrouvailles ?
Premier sentiment : que c’est bon de ne plus avoir de masque (rire) ! Nous l’avons gardé toute la saison dernière et on a décidé de le supprimer dans les studios (mais pas dans les couloirs) à la rentrée 2021, quand la très grande majorité des danseurs et danseuses ont été vaccinées et que la situation épidémique s’était allégée. Le masque, c’est une frustration très présente en tant que chorégraphe, comme si l’on m’empêchait de bouger dès que je voulais faire un geste, qu’on me mettait la main sur la bouche au moment d’émettre quelque chose. L’on a dû rester sage et patient.
Et dans la danse ?
Chez les danseurs et danseuses, il y a eu quelque du lâcher-prise, une énergie démultipliée que j’ai sentie dès Les Saltimbanques en juin dernier. Quand vous êtes en manque et qu’enfin vous y revenez, l’enthousiasme est démultiplié. Cela peut aller dans des choses un peu extrêmes, il y a des erreurs, mais aussi des choses inattendues. Pour Toulouse-Lautrec, j’ai recréé ce qui était à recréer, en fonction d’une base totalement nouvelle avec l’humeur d’aujourd’hui, en gardant le cœur et la consistance de 2019.
Au final, cette version 2021 ressemble-t-elle à ce que vous imaginiez en 2019 ?
D’un côté elle est très différente, parce que jamais je n’aurais pensé en arriver là. Pourtant, quand je me retourne, je m’aperçois que je suis arrivé exactement là où je voulais aller. Mon postulat était de travailler sur un collage. Je ne voulais pas un ballet narratif, même s’il en ressortira peut-être quelque chose de l’ordre de l’identification. Mon fil conducteur est la correspondance entre le fils Toulouse-Lautrec et sa mère la comtesse Adèle. Lui et son œuvre sont le bouillonnement de la vie, elle le ramène sans arrêt dans une forme d’harmonie et d’équilibre. Ce fil conducteur nous amène à plusieurs séquences : une rencontre avec la Goulue, le monde de la fête, le monde du désespoir, etc. J’espère que l’émotion de chaque séquence apportera, au final, la possibilité au public d’avoir ses propres émotions et constructions. Dans cette structure, la réalité virtuelle apporte une petite séquence de plus.
C’est la première fois qu’un spectacle de danse pourra se voir, par moments, en VR (réalité virtuelle). Comment cela se construit-il ?
Sur chaque représentation, 50 places sur les 1.056 du théâtre auront un casque de réalité virtuelle. Nous avons travaillé 13 séquences de 2-3 minutes. 10 permettent de s’immerger au milieu des danseurs et danseuses sur scène, c’est affriolant comme sensations ! Trois autres scènes sont différentes de ce qui se passe sur le plateau, avec des duos ou trios ne racontant pas la même chose. Par exemple, un duo entre Toulouse-Lautrec et sa mère montre en scène comme une sorte de compassion maternelle. La VR, elle, propose ce même duo mais dans la tension et le conflit. Cela va être très troublant dans la salle : toutes les personnes du public auront la même musique, mais ne verront pas la même histoire pendant deux minutes.
Vous n’avez pas peur que cette VR casse l’essence du spectacle vivant, à l’heure où les théâtres rouvrent après une longue pause ?
Je veux absolument respecter et privilégier le spectacle vivant avec ce sentiment qu’il se passe quelque chose dès que les lumières s’éteignent. Mais cette expérience me tente. Il y a aussi l’envie d’attirer un public plus jeune. Nous sommes au tout début de la VR, un peu comme Toulouse-Lautrec qui a vécu l’aube de la photographie, du cinéma, de la sérigraphie, etc. Et il était à l’affût de tout ça, il avait la curiosité de la vitesse, du mouvement, ce que l’on voit dans son œuvre. Je pense qu’il n’aurait pas dénigré cette excursion en réalité virtuelle ! Cette expérience de VR pendant un spectacle de danse, cela ne s’est jamais fait. Alors je ne sais pas ce que cela va donner, c’est l’inconnu. Mais j’espère qu’il y a quelque chose à voir, sinon je ne me serais pas lancé dedans. Il y a plein de choses à poursuivre avec cette nouvelle technologie, pourquoi pas des pièces créatives de 20-30 minutes, ou des objets en parallèle d’un spectacle. Cette VR, ce n’est pas un substitut du spectacle vivant, c’est une annexe.
Qui était le peintre Toulouse-Lautrec pour vous ? Et son œuvre ?
L’œuvre de Toulouse-Lautrec est résolument moderne. Il a eu des fractures qui l’ont empêché de grandir, un corps empêché qui, pour lui, l’écartait de certaines amours. Alors il a fantasmé, il a créé, il a consumé, il s’est consumé. Il a été un jouisseur ! Son corps empêché était aussi un corps amoureux, gourmand, fou, un corps saoul. Et c’est ce qu’on voit dans son œuvre. On n’est pas uniquement dans le cliché des fêtes parisiennes, de Montmartre, des femmes, il y a aussi un témoignage sur cette crudité de la vie et d’âme humaine que je trouve extraordinaire. Il a peint les choses de la vie, sans tricher. Et puis pour moi, la danse est un sujet de Toulouse-Lautrec. Dans ses œuvres, cela bouge, il y a toute la dynamique du temps et l’espace dans le corps que l’on met en mouvement : Lautrec, c’est de la danse !
Comment mettre en scène ce corps empêché ?
Ça a été compliqué car je ne voulais pas tomber dans le cliché. J’ai eu l’idée de lui raidir les jambes, de mettre un fil entre le doigt et l’oreille. Mais il faut admettre que pour le danseur que vous avez en face de vous, cela se compose au fur et à mesure, et cela devient presque malgré vous, un peu comme la peinture. La position sixième parallèle est l’axe très central. Il a aussi une canne et il faut éviter de faire du Charlie Chaplin avec. J’ai donné beaucoup de contraintes et de condamnations dans le travail avec les deux distributions. Et au fur et à mesure, quelque chose a commencé à apparaître. L’immobilisme n’existe pas, si vous mettez un corps en prison, il se met en mouvement à l’intérieur des contraintes que vous lui donnez. Et c’est là que se créent une couleur, une identité, une attitude.
Dans le ballet, il y a une séquence de french cancan. Comment évite-t-on le cliché carte postale ?
Je me suis beaucoup interrogé si j’allais mettre un cancan ou pas. C’est tout de même l’époque, je ne peux pas y échapper. Laurence Fanon, qui a été cancaneuse, est venue travailler avec nous. Mais l’enjeu n’était pas là. Quand on part sur un sujet comme Toulouse-Lautrec, beaucoup de choses émergent et je ne vais pas réfléchir aux techniques. C’est le corps qui m’intéresse, pas le style de danse, il y a ainsi dans le spectacle aussi bien des pointes, des chaussures ou des demi-pointes.
Comment sentez-vous vos danseurs et danseuses à l’heure de reprendre enfin une activité normale ?
Il y a chez eux et elles un enthousiasme et une vraie énergie. Iels ont le sourire, ils sont heureux. On ne sait pas ce qui va se passer en scène, Toulouse-Lautrec sera un objet, comme l’était Les Saltimbanques que nous avons créé en juin dernier (ndlr : qui mêlait l’univers de la danse et du cirque). C’est ce que j’appelle le vrai danseur : celui ou celle qui est dans cette ouverture, cette générosité et cet enthousiasme.
Et le public ?
Que ce soit en tant que spectateur ou en discutant avec d’autres directions en France et en Europe, je vois que le remplissage est difficile, pour de multiples raisons. Les gens ont d’abord envie d’aller entre amis en terrasse, manger et voir un verre. Mais les jauges grimpent, il faut laisser le temps au public de reprendre une routine.
Pour revenir à votre rentrée, le spectacle vivant a été beaucoup soutenu en France avec la crise. Mais les budgets restent serrés. Avez-vous dû faire des concessions, renoncer à certaines choses ?
La ville est très présente et très bienveillante avec le Théâtre du Capitole. Tout ce qui a été annulé a été reporté sur les deux saisons suivantes, exceptée La Bayadère qui devenait trop contraignante à monter avec la pandémie. Maintenant, je n’ai pas autant de spectacles que je le voudrais cette saison. On n’a que trois programmations pour le Ballet, j’ai serré les dents. Mais nous avons tout de même cinq créations cette saison. Et nous partons ailleurs, le Ballet du Capitole commence à être reconnu en Europe. Nous allons ainsi danser une série de Casse-Noisette au Liceu de Barcelone pendant les Fêtes, danser Giselle dans des endroits où l’on ne voit pas les ballets classiques, danser Maguy Marin dans des salles différentes. Et c’est ça aussi la vitalité d’un ballet : être dans tous ces mondes et rendre la danse accessible.