Ballet du Capitole – Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi
Enfin ! Avec plus d’un an de retard sur le calendrier prévu, Toulouse-Lautrec, la nouvelle création de Kader Belarbi, a pu voir le jour sur la scène du Théâtre du Capitole à Toulouse. Différé à plusieurs reprises par le confinement et le couvre-feu, le spectacle a ouvert la nouvelle saison du Ballet du Capitole dans une ambiance des grands soirs et la joie perceptible d’un public ravi de ces retrouvailles. Kader Belarbi a imaginé une fantasmagorie bouillonnante autour du peintre génial dont le nom et l’œuvre sont attachés au Paris du début du siècle dernier, entre fêtes et vapeurs d’absinthe. Sur une partition originale de Bruno Coulais, Kader Belarbi construit un ballet en 30 tableaux comme autant de réminiscences de la vie trop brève du peintre des cabarets et de la vie nocturne. Une revue chorégraphique haletante, magnifiquement interprétée par la troupe toulousaine autour de l’Étoile Ramiro Gómez Samón, incontestable héros de cette soirée.
Drôle de hasard des calendriers ! Les deux seuls grands ballets narratifs créés cette année en France le furent le même soir : à Paris où Pierre Lacotte réalise son rêve d’adapter le roman de Stendhal Le Rouge et le Noir et à Toulouse où Kader Belarbi, passionné et connaisseur de la peinture se lance le défi de faire danser Toulouse-Lautrec. Deux démarches différentes, deux univers distincts mais une même conviction, celle que la danse classique demeure un langage riche et actuel pour construire des récits ambitieux, vecteurs d’émotions multiples. Adapter un roman n’est pas une chose simple. Se mesurer à un peintre exige sans doute un grain de folie. Comment imaginer mettre en mouvement ce qui est une fois pour toutes fixé sur la toile et présent dans nos mémoires ? Toulouse-Lautrec est sans conteste le plus populaire des peintres de cette époque. Qui n’a pas croisé un jour une affiche vieillie de la Goulue ? Kader Belarbi rappelle que la danse fut un sujet central pour Toulouse-Lautrec: « D’un geste de son pinceau ou de son crayon, il nous donne à voir le mouvement d’un corps, son rythme, son énergie, son humanité dans le non finito et le vide ».
Il était exclu pour le Directeur de la Danse du Capitole de réaliser un biopic. Il voulait davantage faire émerger la personnalité de Toulouse-Lautrec et l’univers dans lequel il baigna, celui de Pigalle, de Montmartre, du Paris interlope qui fait durer la fête jusqu’au bout de la nuit. En moins de deux heures et 30 tableaux qui se succèdent sans coupure, Kader Belarbi propose ainsi un voyage dans le passé avec ce goût constant de l’époque pour la recherche des plaisirs. Le chorégraphe évite l’écueil de l’anecdote biographique et parvient à faire surgir ce demi-monde fascinant où l’on croise la Goulue, l’artiste peintre Suzanne Valadon ou encore la chanteuse Yvette Guilbert. La scénographie de Sylvie Olivé répond à cette même exigence. Sur scène, aucune reconstitution du Paris de la Belle Époque, place plutôt à un jeu de lumières réalisé par Nicolas Olivier sur des décors minimalistes et de subtils jeux d’ombres. Ce choix offre un espace sans encombres aux artistes du Capitole pour des ensembles impeccablement réglés qui exultent l’énergie et la jeunesse de la compagnie.
On aurait pu craindre que de confinement en report se perdent l’élan et le sentiment d’urgence qui prévalent dans toute création. Le Ballet du Capitole a su préserver ce bouillonnement de la nouveauté, le plaisir de présenter cette œuvre pour la première fois sur scène. On avait eu un avant-goût prometteur de Toulouse-Lautrec au Théâtre des Champs Élysées lors d’une soirée réunissant les compagnies classiques françaises avant que soit imposé le couvre-feu. Natalia de Froberville et et Ramiro Gómez Samón y avaient dansé un pas de deux éblouissant qui annonçait le meilleur. L’ensemble du ballet réjouit tout autant. Kader Belarbi fait preuve d’un savoir-faire précis. Son esthétique rappelle parfois sans la citer celle de Roland Petit, aussi bien dans les partis-pris stylistiques que dans l’art de raconter une histoire, préférant l’évocation au récit littéral. Les saynètes s’enchaînent avec bonheur, faisant émerger les grandes figures que sont la Goulue incarnée avec toute la gouaille requise par Solène Monnereau, ou Jane Avril, danseuse star du Moulin Rouge à qui l’Étoile Natalia de Froberville prête ses traits avec une grâce habituelle, dans un contre-emploi réussi pour cette ballerine délicate et virtuose.
Le chorégraphe ne renonce pas aux incontournables de la Belle Époque: « Ce n’est pas du Chopin, ce n’est pas du Giselle, c’est la poésie de la rue« ; nous avait-on averti en préambule. il nous offre en particulier deux saynètes de pure fantaisie : un French cancan qui fait mouche et une interprétation déjantée du tube d’Yvette Guilbert : Quand on vous aime comme ça, chanson coquine et grivoise vantant les plaisirs sadomasochistes à laquelle se risque avec drôlerie Simon Catonnet, qui n’a pas peur de se travestir pour ce rôle de caractère.
Kader Belarbi a imaginé une multitude de rôles de solistes. Mais le ballet repose sur la figure de Toulouse-Lautrec. Ramiro Gómez Samón y est stupéfiant. Il n’allait pas de soi pourtant de distribuer ce danseur cubain, grand technicien et artiste accompli, dans ce rôle de composition faisant appel à une histoire qui n’est pas la sienne. Grimé, constamment armé d’une canne pour souligner l’aspect contrefait et chétif d’Henri Toulouse-Lautrec, l’Étoile toulousaine ne quitte pas la scène une seconde. On connaissait par cœur ses qualités techniques et son aplomb dans les grands rôles du répertoire. Il se révèle être un magnifique acteur. Il se tord, chaloupe, se redresse sur sa canne et parvient ainsi à dépeindre Toulouse-Lautrec, et nous dire ses désirs et ses constantes frustrations. Comme ce final où l’artiste paraît enfermé dans une cage qui se rétrécit et le conduit inéluctablement vers une mort précoce, ultime moment de gravité dans cette revue chorégraphique ébouriffante.
Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi par le Ballet du Capitole, au Théâtre du Capitole. Bruno Coulais (musique), Sylvie Olivé (scénographie), Olivier Bériot (costumes). Avec Ramiro Gómez Samón (Toulouse-Lautrec ), Natalia de Froberville (Jane Avril ), Marlen Fuerte Castro (Suzanne Valadon) et Simon Catonnet (Yvette Guilbert ). Samedi 16 octobre 2021. À voir jusqu’au 23 octobre.