Les Ballets Européens au XXIe siècle réunis à la Filature de Mulhouse
Le Ballet de l’Opéra du Rhin et la Filature de Mulhouse ont uni leurs forces pour réunir les Ballets français, auxquels sont venus s’ajouter ceux de Bâle et de Hesse, pour le programme « Ballets du XXIe siècle ». Soit trois soirées pour montrer la diversité de ces compagnies et la richesse de leur répertoire. Avec en toile de fond une interrogation sur ce qu’est aujourd’hui un Ballet, au-delà d’un simple statut administratif, et se demander quel est leur avenir. L’accueil de Bruno Bouché, directeur du Ballet di Rhin, fut volontairement politique, à l’heure où les ballets de France doivent encore lutter contre des réductions de poste. Sur scène, il y eut en tout cas à Mulhouse une ferveur et un accueil du public qui montrent l’appétit populaire pour la danse qui se décline dans un large spectre stylistique.
Ballet est un mot qui recèle bien des pièges dans la langue française. Il désigne à la fois l’œuvre chorégraphique et celles et ceux qui l’interprètent, la compagnie et son répertoire. Au fil du temps, on lui a substitué le mot pièce, œuvre ou création, réservant la notion de ballet aux grands ensembles et aux compagnies classiques. Pourtant, en France, plusieurs troupes bénéficient de ce qui est davantage un label ou une persistance de l’histoire. Au-delà de la compagnie phare qu’est l’Opéra de Paris, on dénombre en France une dizaine de villes qui abritent des ballets : Mulhouse, Nancy, Bordeaux, Toulouse, Biarritz, Aix-en-Provence, Lyon ou Marseille. Ces compagnies ont en commun de bénéficier d’un nombre de danseurs et de danseuses substantiels au statut plus confortable. Mais pour combien de temps ? Bruno Bouché n’a pas caché en lever de rideau une certaine inquiétude, sinon sur la pérennisation des Ballets français, du moins sur la tentation des pouvoirs publics de leur éroder les ailes en rognant leurs effectifs permanents.
Mais la question va au-delà des triviales – mais nécessaires – questions de financement. Le paysage de la danse en France s’est considérablement transformé depuis les années 1980. L’émergence d’une danse contemporaine multiple et la création des Centres Chorégraphiques Nationaux ont bouleversé l’offre et déplacé les lignes. La danse académique incarnée par les grandes compagnies classiques, dont Paris était le phare, n’est plus tout à fait en cour. La création contemporaine a pris le pas sur la préservation du répertoire. Marseille est l’exemple le plus criant de cet état des lieux : son Ballet fut autrefois le royaume sans partage de Roland Petit, à la fois directeur et chorégraphe de la compagnie. Aujourd’hui, il a été confié à un trio talentueux LA HORDE, dont la couleur est résolument contemporaine, à l’image de leur première création A Room with a View dont un extrait a été présenté à Mulhouse. On ne peut que suivre Bruno Bouché dans ces interrogations sur le devenir des Ballets, mais on doit aussi y adjoindre la question de leur mission et de leur répertoire.
De ce point de vue, la perspective européenne choisie par le directeur du Ballet de l’Opéra National du Rhin s’impose. La venue à Mulhouse des troupes de Bâle et de Hesse permettait d’élargir le prisme. Car cette problématique est spécifiquement française. L’Allemagne, pays fédéral où chaque land est responsable de sa politique culturelle, a maintenu de grandes compagnies classiques. Berlin, Munich, Stuttgart, Dresde, Hambourg… accueillent des ballets permanents présentant pièces de répertoire et créations contemporaines. La France ne propose pas une offre aussi diversifiée. Sa structure centralisée a concentré les moyens sur le Ballet de l’Opéra de Paris qui bénéficie d’un budget et d’effectifs sans commune mesure avec ceux des autres Ballets français. C’est là que l’on atteint la limite et le paradoxe de la problématique suggérée par Bruno Bouché et Benoit André, directeur de la Scène nationale de Mulhouse qui s’est engagé dans ce projet passionnant.
Le programme s’est décliné en trois soirées de grande qualité offrant un panorama passionnant des esthétiques de ces onze compagnies. La dernière réunissant les Ballets de Bordeaux, Bâle, Mulhouse et Paris était la plus cohérente d’un point de vue stylistique avec une couleur néo-classique. Éric Quilleré, qui dirige le Ballet de l’Opéra de Bordeaux, est venu à Mulhouse avec Celestial de Garret Smith découvert à Biarritz lors du dernier festival Le Temps d’aimer. Une variation apaisante en tulles blancs pour 14 danseuses et danseurs sur l’éternité, magnifiquement interprétée par les bordelais.es. Le Ballet de Bâle est arrivé en voisin avec Bliss du suédois Johan Inger, chorégraphié sur les accords pop et jazzy irrésistibles du Köln Concert de Keith Jarrett. Les sept danseuses et huit danseurs swinguent merveilleusement dans le style du chorégraphe suédois, héritier de Jiří Kylián et du Nederlands Dans Theater dont il fut l’un des plus grands danseurs. Bien que construit avec minutie, Bliss donne l’illusion d’être en permanence improvisé sur les notes de Jarrett. On aurait ensuite revu avec plaisir Fireflies de Bruno Bouché, l’une de ses plus belles créations pour le Ballet du Rhin. Mais il fallut se contenter de sept trop petites minutes partagées entre un pas de trois et un ensemble fulgurant.
Paradoxalement, le Ballet de l’Opéra de Paris, la compagnie la plus nombreuse, est venu avec de petits effectifs : deux pas de deux et une pièce chambriste. Mais quelle affiche ! Ludmila Pagliero et Florian Magnenet – décidément LE danseur de cette saison – ont illuminé l’infatigable Trois Gnossiennes du maître de la danse néerlandaise néo-classique Hans Van Manen. Raffinement, suprême élégance, musicalité toute en nuances portée par le toucher subtil du piano de Ryoko Hisayama dans la musique d’Erik Satie. Clémence Gross et Andrea Sarri n’étaient pas moins enthousiasmants dans And…Carolyn du norvégien Alan Lucien Øyen. C’est l’une de ses toutes premières chorégraphies où se dessine déjà un style qui fait écho à celui de Mats Ek dans ce goût de la quotidienneté presque triviale. C’est une grande réussite.
Le dernier mot revint à William Forsythe comme de juste ! Qui d’autre que le génie américain, plus européen que nature, pour incarner cette problématique de l’avenir du Ballets et des ballets, lui qui a construit une œuvre à déstructurer la grammaire académique pour en faire un moyen d’expression de notre temps. The Vertiginous Thrill of Exactitude est un hit de nombreuses compagnies classiques et le Ballet de l’Opéra de Paris en a livré une version quatre Étoiles proche de la perfection. Marine Ganio ne sembla nullement impressionnée par la présence à ses côtés de Valentine Colasante, Sae Eun Park, Germain Louvet et Paul Marque. On a vu et revu ce précis de l’art de William Forsythe, à coup de déhanchés et d’hyper-extensions menés à un train d’enfer sur la musique Allegro Vivace de la neuvième symphonie de Schubert. Mais on n’épuise jamais la joie de revoir une telle pépite dans ce vertigineux frisson de l’exactitude porté très haut par le Ballet de l’Opéra de Paris.
C’était un pari un peu fou de faire venir à la Filature de Mulhouse onze compagnies dans un contexte aussi troublé. Mais aucune annulation ne fut à déplorer et les salles furent quasiment pleines. On aurait peut-être aimé un temps de réflexion pour évoquer l’avenir des Ballets. Les quelques mots prononcés par Benoît André et Bruno Bouché ouvraient un champ de discussion qu’on aurait volontiers approfondi. Ce sera pour la prochaine fois !
Ballets Européens au XXIe siècle à La Filature, Mulhouse. Celestial de Garret Smith par les artistes du Ballet de l’Opéra de Bordeaux ; Bliss de Johan Inger par les artistes du Ballett Theater Basel ; Fireflies de Bruno Bouché par les artistes du Ballet du Rhin ; Par le Ballet de l’Opéra de Paris : Trois Gnossiennes de Han Van Manen avec Florent Magnenet et Ludmila Pagliero, And…Carolyn d’Alan Lucien Øyen avec Clémence Gross et Andrea Sarri, The Vertiginous Thrill of Exactitude de William Forsythe avec Valentine Colassante, Sae Eun Park, Marine Ganio, Germain Louvet et Paul Marque. Samedi 29 janvier 2022.