Soirée Mats Ek – Ballet de l’Opéra de Paris – Letizia Galloni/Simon Le Borgne, Ludmila Pagliero/Stéphane Bullion
Après une longue (et belle) série de La Bayadère, le Ballet de l’Opéra de Paris replonge dans le répertoire contemporain avec une reprise de la soirée Mats Ek, déjà programmée en 2019. À l’époque, cette affiche avait créé l’événement : le grand chorégraphe suédois sortait de sa retraite pour offrir à l’institution parisienne deux créations, le tout couplé à l’entrée au répertoire de sa Carmen, une de ses œuvres phares. Si les deux nouvelles pièces s’étaient révélées très efficaces sans pour autant crier au coup de génie, sa relecture de Carmen avait été très séduisante. Qu’en est-il trois ans plus tard ? Carmen fait toujours son effet, et il est intéressant de la comparer à celle de Roland Petit que l’on a pu voir il y a un peu moins d’un an. Quant à Another Place et Boléro, la réception est différente qu’au moment de leur création. Si le deuxième perd un peu de sa spontanéité, le premier gagne en profondeur et offre un joli moment d’émotion.
Passée l’euphorie de la découverte, que reste-t-il de cette Carmen, qui ouvre ce programme du Ballet de l’Opéra de Paris consacré à Mats Ek ? Les danseurs et danseuses ont-iels pu s’approprier davantage le langage si particulier du maître ? Les robes en lamés sont-elles aussi peu flatteuses que dans nos souvenirs ? En ce qui concerne la dernière question, la réponse est malheureusement oui. Et les gros éventails à pois en fond de scène ne sont toujours pas du meilleur goût. La Carmen de Mats Ek, qui fête cette année ses 30 ans, n’a en effet pas très bien vieilli esthétiquement, mais elle n’en reste pas moins une œuvre percutante et dont l’énergie sied bien aux artistes de la compagnie parisienne. Dès le début, l’on est ainsi embarqué dans cet univers, kitsch donc, bruyant, mais à l’enthousiasme communicatif. Un peu comme dans les premiers films de Pedro Almodovar. Les interprètes, des solistes au corps de ballet, s’en donnent à cœur joie, tous et toutes très investies pour raconter cette histoire.
Loin de la Carmen pin-up sexy de Roland Petit, l’héroïne de Mats Ek évite toute minauderie. Cheveux détachés, le cigare en bouche, les pieds à plat bien ancrés dans le sol, cette incarnation de l’andalouse déstabilise, comme le montre la réaction des hommes sur le plateau qui ne savent pas trop comment l’aborder. Elle ne cherche pas à séduire, et quand elle le fait c’est surtout pour se tirer d’affaires. L’interprète du soir, Letizia Galloni, apparaît comme une véritable tornade embarquant tout sur son passage. Voilà une belle opportunité pour la danseuse qui n’a pas pu aborder de premier rôle depuis La Fille mal gardée en… 2015. Très à l’aise dans le répertoire contemporain, elle montre ici qu’elle n’a rien perdu de son charisme (pas besoin de robe rouge pour la remarquer) et prouve qu’elle a ce qu’il faut pour mener un spectacle.
Cette version a aussi la particularité de proposer un deuxième rôle féminin. Si Carmen fascine les chorégraphes, Micaëla, la fiancée de Don José, est souvent oubliée. Ici elle est présente sous la forme de l’énigmatique M, évoquant également la mère de Don José et, surtout, la Mort. Ida Viikinkoski (encore une danseuse injustement oubliée) offre un parfait contrepoint au rôle-titre et embrasse toutes les facettes de ce beau personnage. À la fois romantique et affectueuse auprès de Don José, glaciale (on imagine ce qu’elle pourrait donner en Myrtha) mais aussi pleine de compassion quand elle joue la Mort, elle devient la narratrice involontaire du drame qui se joue.
Les hommes ont ici le rôle un peu ingrat, en particulier Don José. Ce personnage n’est pas facile à incarner. Lâche, peu sympathique, spectateur inactif de sa propre histoire et qui ne se réveille que pour tuer l’héroïne. Difficile de lui donner du relief. C’était sans compter sur Simon Le Borgne. L’un des danseurs de la compagnie les plus doués dans le contemporain réussit à donner vie à l’officier. Dans les dernières scènes, il campe ainsi un homme torturé, précipitant sa chute, contribuant grandement au climax du ballet. Le fait qu’il soit d’ailleurs plus assortis physiquement avec Ida Viikinkoski (la Mort) qu’avec Letizia Galloni (Carmen) donne une couleur particulière à cette œuvre. Le quatuor est complété par l’Escamillo de Florent Melac. Ce dernier (qui a beaucoup dansé le rôle dans le version de Roland Petit) danse sa partition avec l’ironie nécessaire et pavane fièrement dans son petit pantalon doré. Il lui manque peut-être l’explosivité requise par ce rôle flamboyant, lui que l’on l’imagine plus naturellement dans les habits de Don José.
Another Place, qui revisite le duo Place créé pour Ana Laguna et Mikhaïl Baryshnikov, avait peu séduit lors de sa création. Ce long duo est une parfaite synthèse de l’univers de Mats Ek et la chorégraphie idéalement avec La Sonate en si mineur de Franz Liszt, mais le tout manque un peu de surprises. Les attentes étaient-elles trop grandes à l’époque ? Sûrement, car cette reprise est des plus agréable. Après l’énergie tout feu tout flamme de Carmen, ce moment d’intimité arrive à point nommé. Le rideau s’ouvre sur un homme et une table, il effectue quelques gestes du quotidien autour de celle-ci. Il est rapidement rejoint par une femme. Ce duo fait passer ces deux personnages par toutes les émotions, comme un couple au crépuscule de sa vie faisant le point sur leur relation. Et le charme opère grâce à Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion. Les deux artistes se connaissent bien pour avoir beaucoup dansé ensemble et se fondent naturellement dans cette histoire qui exige une certaine maturité et une grande complicité. Il y a toujours quelques longueurs, notamment au milieu où les sorties de scène se multiplient, mais il est difficile de ne pas se laisser cueillir par tant de tendresse. L’approche des adieux du danseur (le 4 juin sur cette même soirée) vient s’ajouter à l’émotion déjà présente. Le voir évoluer seul sur le plateau complètement dénudé, cintres relevés, reste l’image la plus marquante de la soirée.
Mais pas le temps d’applaudir les Étoiles que Boléro s’installe déjà. Les danseurs et danseuses, en combinaison noire à capuche, investissent la scène petit à petit avant de former un véritable groupe, pendant qu’un homme âgé commence à remplir progressivement sa baignoire. À l’inverse de Another Place, cette pièce a perdu un peu de son sel depuis la création, l’effet de surprise ayant disparu. Il n’en reste pas moins une très belle énergie de groupe dans laquelle quelques personnalités émergent. C’est le cas notamment du très investi Alexandre Boccara, de la magnétique Clémence Gross et du toujours génial Hugo Vigliotti. Cette pièce, à la narration moins évidente que les deux autres, laisse l’opportunité de se faire sa propre histoire. Tant pis si ce n’est pas exactement ce que Mats Ek avait en tête en créant ce Boléro, mais à voir ce groupe de jeunes artistes s’unir et faire bloc pour lutter contre cet intrus qui passe son temps à gaspiller de l’eau dans son petit costume blanc, je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux luttes actuelles contre le réchauffement climatique. L’homme âgé détruit ainsi l’avenir de cette nouvelle génération, ce qui justifie leur animosité envers lui et rend l’apogée finale saisissante.
Après plusieurs programmes contemporains un peu chiches, sur le fond comme sur la forme, et des entrées au répertoire dont on s’interroge sur leur intérêt pour la troupe parisienne, cette soirée fait du bien. Un programme plutôt conséquent (presque deux heures de danse), la présence d’un orchestre dans la fosse (sous la direction très efficace de Jonathan Darlington) et surtout des œuvres qui font sens et qui collent à l’esprit de la compagnie. Oui, la danse contemporaine a bel et bien sa place au Ballet de l’Opéra de Paris, à condition que sa programmation soit réfléchie et s’inscrive dans un projet artistique répondant aux valeurs et exigences d’une telle institution.
Soirée Mats Ek par le Ballet de l’Opéra de Paris. Carmen de Mats Ek avec Letizia Galloni (Carmen), Ida Viikinkoski (M), Simon Le Borgne (Don José), Florent Melac (Escamillo), Takeru Coste (Dancaire) et Daniel Stokes (Capitaine) ; Another Place de Mats Ek avec Ludmila Pagliero, Stéphane Bullion et Staffan Scheja (piano) ; Boléro de Mats Ek avec Alice Catonnet, Charline Giezendanner, Clémence Gross, Caroline Osmont, Lucie Devignes, Marion Gautier de Charnacé, Sofia Rosolini, Seo-Hoo Yun, Léa Fouillé, Marc Moreau, Antoine Kirscher, Axel Magliano, Florent Melac, Fabien Revillion, Matthieu Botto, Antoine Kirscher, Axel Magliano, Florent Melac, Hugo Vigliotti, Alexandre Boccara, Isaac Lopes Gomes, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié. Mardi 17 mai 2022 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 5 juin.
Pascale Maret
Très heureuse de voir que Laetizia Galloni s’est vu confier un beau rôle. Je l’avais remarquée dans « Rain » il y a bien longtemps et je regrette qu’elle n’ait pas connu un parcours plus rapide dans la compagnie.