Daphnis et Chloé de Thierry Malandain – Ballet du Capitole
Il est rare que Thierry Malandain crée pour une autre compagnie que la sienne à Biarritz. Kader Belarbi a dû insister pour que le chorégraphe travaille au Ballet du Capitole. Et bien lui en a pris ! Sa création Daphnis et Chloé est une magnifique pièce néo-classique, avec une danse signifiante et infiniment musicale – l’orchestre et le chœur du Capitole étaient au diapason de cet élan sous la baguette de Maxime Pascal. Thierry Malandain a su s’approprier les qualités de la troupe pour faire à la fois briller le corps de ballet et ses solistes, glissant quelques références au ballet classique comme proposant une façon intéressante de parfois dégenrer de la technique. Un vrai régal, amené en première partie par l’entrée au répertoire de son solo L’Après-midi d’un Faune, une relecture tout en humour de la pièce de Nijinsky. Davit Galstyan, l’une des figures du Ballet du Capitole, y a fait ses adieux après 18 ans de carrière. Une soirée riche, montrant encore une fois le dynamisme et la force artistique de cette compagnie.
Sur le plateau, deux colonnes un peu penchées en fond de scène évoquent la Grèce antique. C’est cependant tout du décor de Daphnis et Chloé, création de Thierry Malandain pour le Ballet du Capitole. Quand cette « symphonie chorégraphique » de Maurice Ravel a été créée le 8 juin 1912, l’évocation à l’imaginaire de l’Antiquité était au cœur du sujet chorégraphié par Michel Fokine, telle que la fantasmaient les artistes. C’était la mode dans la danse. L’Après-midi d’un Faune de Nijinsky, créé quelques jours plus tôt le 29 mai, aimait les références aux bas-reliefs. Mais c’est Mariquita, maîtresse de ballet très influente à l’Opéra de Paris au début du XXe siècle, oubliée de l’Histoire mais qui revient dans les mémoires grâce entre autres à Thierry Malandain, qui avait dès 1905 mis en scène un « faune tordu par le désir » et des danses « donnant l’exacte sensation des bas-reliefs antiques » dans Alceste de Gluck. Isadora Duncan aussi, la même année, étonnait Paris avec sa danse libre inspirée des danses antiques.
La vision de Daphnis et Chloé de Thierry Malandain n’est pas coupée de toutes ces références, le décor le montre. Mais elle n’agit que par touche esthétique, dans une certaine posture du corps de ballet notamment, pour avant tout se concentrer sur la formidable musique de Maurice Ravel. Même la trame de Daphnis et Chloé, un chevrier et une bergère traversant de multiples épreuves avant de pouvoir s’aimer librement, n’est finalement qu’un prétexte. La danse faisant corps avec la musique, voilà le cœur du sujet de Thierry Malandain. Tout le Théâtre du Capitole a participé à ce projet : le Ballet dans son ensemble, l’orchestre et le chœur, sous la baguette de Maxime Pascal de plus en plus apprécié par les compagnies. Et c’est tout simplement un régal.
Chaque geste vibre sur la partition, chaque mouvement fait sens. Même si Thierry Malandain n’a pas choisi les pointes, il se sert avec merveilles de la technique académique et des lignes des artistes du Capitole, donnant à la fois de riches partitions chorégraphiques pour les solistes comme le corps de ballet. Et c’est d’ailleurs le magnifique travail d’ensemble qui frappe au premier abord, une façon toujours signifiante d’occuper toute la scène par un groupe à la fois soudé et homogène, mais où chacun.e a la liberté d’exister. L’effectif du Capitole est plus nombreux que celui de Biarritz, on sent le plaisir qu’a eu le chorégraphe d’avoir un groupe plus étoffé sous la main, et l’on se prend à rêver de ce qu’il pourrait faire avec plus de 30 artistes. La trame du poème n’est cependant pas oubliée et permet aux solistes de s’emparer de rôles bien dessinés, et là encore donnant à danser. Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón forment le duo équilibré et complice que l’on connaît dans les deux rôles principaux, avec de belles nuances à la fois dans la gestuelle que le jeu. Alexandre de Oliveira Ferreira est avec un Pan un personnage central, semblant guider chaque personnage vers sa destinée. Encore dans le corps de ballet, le danseur se démarque et montre beaucoup de présence et de justesse dans son rôle. À l’inverse, les rôles de Bryaxis (le pirate enlevant Chloé) ou Lycéion (la tentatrice de Daphnis) sont un peu moins bien dessinés, avec une chorégraphie moins inspirée et tombant un peu trop dans le cliché que l’on attend des personnages.
Rien n’est gratuit dans la danse de Thierry Malandain. Tout a du sens, de la musicalité, de la précision. Au-delà du vrai bonheur de savourer cette pièce, l’on découvre au fur et à mesure de multiples détails et références, qui font toute la richesse d’une œuvre et donnent envie de la revoir pour mieux la découvrir. Le chorégraphe s’est bien sûr amusé aux références à la Grèce Antique, avec des mouvements de profil du corps de ballet, rappelant un peu sa belle Pastorale créée il y a trois ans. Ce sont aussi des évocations du ballet romantique, comme cette scène, où le corps de ballet en arc de cercle réagit à l’action en son centre. Mais aussi une façon intéressante de dégenrer la technique classique. À l’ouverture du rideau, le corps de ballet est ainsi mixte. Bergère et bergers dansent ensemble, avec des costumes identiques. À chacun.e ainsi d’être selon sa personnalité – et non pas selon justes deux figures, homme et femme – sans que cela ne nuisent à l’ensemble et à la forte cohésion du groupe, respirant et dansant à l’unisson. Peut-être est-ce cela, un corps de ballet du XXIe siècle.
Idem pour les deux personnages principaux. Ramiro Gómez Samón et Natalia de Froberville sont esthétiquement ce que l’on attend d’un danseur et d’une danseuse classique. Lui est athlétique et puissant, elle est longiligne aux lignes vertigineuses. Mais la danse qui leur est proposée leur permet de prendre la liberté de proposer des personnages sortant justement de ces attentes. Natalia de Froberville est ainsi une Chloé puissante, loin de la vierge effarouchée, qui prend son destin en main et guide son couple. Ramiro Gómez Samón est lui un Daphnis rêveur et romantique, pas franchement batailleur mais profondément amoureux. Sa grande variation est ainsi surprenante. Au début, l’on dirait presque une variation construite pour une danseuse, avec un travail accentué sur le bas de jambe et les ports de bras. Mais c’est justement un outil pour construire ce personnage doux rêveur, à plusieurs facettes. Même si elle reste genrée dans sa construction technique (danseurs et danseuses n’apprennent pas à faire la même chose), la danse classique est parfaitement capable de construire des personnages et histoires sortant des habitudes, pour peu que l’on sache s’en servir.
En préambule, le Ballet du Capitole a fait entrer à son répertoire L’Après-midi d’un Faune de Thierry Malandain, créé en 1995. Respectant ainsi la soirée originale du 8 juin 1912, qui avaient associé ces deux œuvres. À la manière de Serge Lifar, le chorégraphe en a fait un solo. Mais en le sortant cette fois-ci de toute référence à la mythologie. Le rocher est ainsi remplacé par… une boîte de mouchoirs géante (pas besoin de vous faire un dessin ?). Un peu étrange sur le papier, mais réalisé avec beaucoup d’humour en scène. Du Faune, ne reste qu’un jeune homme amoureux, plongé dans ses fantasmes. Un solo court mais brillant, aux mains rappelant volontairement celles de Nijinsky – doigts serrés et pouces levés – mais à la danse actuelle et tout en nuances. Au point que l’on se dit, en parlant de modernité, que l’on aimerait bien voir ce solo dansé par une femme.
Ce soir-là, c’est le Danseur Étoile Davit Galstyan qui s’est emparé de ce solo. Figure emblématique de la compagnie depuis 18 ans, il a choisi cette prise de rôle pour faire ses adieux. Il s’y est montré comme à l’ensemble de sa carrière : percutant, sensible, investi. Aux saluts, la direction au complet du Théâtre du Capitole est montée sur scène et le saluer avec quelques discours de remerciements. Quand Kader Belarbi a pris la parole, l’émotion était palpable des deux côtés. Davit Galstyan s’en va après une belle carrière, à l’heure où de nombreux jeunes talents sont là pour prendre la suite. Un beau bilan aussi pour son directeur, qui fête ses dix ans à la tête de la compagnie.
Soirée Thierry Malandain au Ballet du Capitole. Daphnis et Chloé de Thierry Malandain, avec Natalia de Froberville (Chloé), Ramiro Gómez Samón (Daphnis), Alexandre de Oliveira Ferreira (Pan), Rouslan Savdenov (Dorcon), Alexandra Surodeva (Lycéion) et Minoru Kaneko (Bryaxis) ; L’Après-midi d’un Faune de Thierry Malandain avec Davit Galstyan. Orchestre et Chœur de l’Opéra national du Capitole, direction musicale Maxime Pascal. Mardi 28 juin 2022 à la Halle aux grains.