Giselle par le Ballet de l’Opéra de Paris – Dorothée Gilbert et Hugo Marchand
f »Dans la tempête, toujours sereine« , disait Christiane Vlassi à ses élèves de première division. C’est un peu le credo du Ballet de l’Opéra de Paris en cette fin de saison. Cela tangue en coulisse avec le départ de la direction d’Aurélie Dupont dans quelques semaines. Mais sur scène, rien n’en transparaît. Au contraire, cette série de Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot qui clôture cette saison – de plus une saison de reprise après deux ans de pandémie, et qui a aussi connu quelques turbulences – montre le magnifique niveau que peut avoir la compagnie parisienne. Combien elle brille dans ce répertoire romantique. Comment elle peut encore pleinement faire résonner ces ballets dans le monde d’aujourd’hui. Dorothée Gilbert et Hugo Marchand, les Étoiles du soir, étaient au diapason. En pleine possession de leurs moyens techniques et artistiques, le duo était en osmose, sachant faire revivre toute une époque et une école, tout en vivant intensément leur personnage de chair et de sang. Giselle est un plaidoyer féministe comme une merveilleuse machine à remonter le temps !
Les ballets romantiques, dépassés, ringards, déconnectés de notre monde ? C’est parfois ce que l’on peut entendre, parfois même de la part de danseurs et danseuses. Pourtant ces œuvres, certes ancrées dans leur époque, ont encore tant de choses à raconter sur notre monde ! Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot, qui reprend ses droits au Palais Garnier en cette fin de saison du Ballet de l’Opéra de Paris, en est bien la preuve. Pour peu que l’on sache le danser avec esprit et passion, comme ce fut le cas par les Étoiles, solistes comme le corps de ballet.
Le premier acte, qui s’ouvre sur les forêts des contes de notre enfance, raconte ainsi comme jamais la misogynie crasse qui abîme les âmes les plus pures et joyeuses… Ce qui n’est pas l’apanage du XIX siècle. Hugo Marchand entre de suite en scène avec un personnage d’une grande clarté. Tout au long du premier acte, c’est un plaisir passionnant de suivre les émotions qui le traversent, son changement d’état sans jamais tomber dans le cliché ou le sur-jeu. Dès qu’il apparaît sur le plateau, l’on peut deviner qu’il va rencontrer Giselle pour la première fois. Qu’il l’a repérée et veut la faire tomber dans ses filets. Il n’est pas le « méchant » tel que l’on peut l’attendre, mais un prince bien trop gâté – Hugo Marchand joue avec justesse le mépris vis-à-vis de son écuyer – qui s’amuse par désoeuvrement, peut-être aussi pour rassurer un peu son égo. Sa façon de séduire Giselle est dans cette attitude : celui qui se sert parce qu’il n’est pas habitué à ce qu’on lui refuse quelque chose. Il prend de force les baisers, insiste, revient après un « Non » pourtant clair de la part de Giselle, insiste à nouveau jusqu’à voir cette jeune fille céder, certes sous le charme de ce beau jeune homme mais qui aimerait bien aussi rester sereine. Ce que l’on appelle pudiquement de la « drague lourde » aujourd’hui. Il n’y a pas de viol, pas de sang, mais un certain sentiment de violence tout de même, une impression de passage en force dans les bras de Giselle.
Giselle, donc, que Dorothée Gilbert maîtrise sur le bout des pointes. Et voir une Ballerine, en pleine possession de ses moyens, s’exprimer dans un rôle qu’elle connaît si bien, est une richesse de tous les instants. Loin de la jeune fille naïve que peut parfois être Giselle, Dorothée Gilbert est la vie incarnée. Elle rayonne du bonheur de danser, de cette chaude journée d’été, de cette rencontre impromptue. Elle rayonne de vivre tout simplement, malgré cette violence misogyne sous-jacente. Celle d’Albrecht, celle de Hilarion aussi, qui ne vaut pas mieux de ce point de vue. Fabien Révillon s’empare du personnage avec beaucoup de sincérité, lui apportant un côté brut tranchant avec l’allure princière de Hugo Marchand, profondément amoureux mais n’en considérant pas moins Giselle comme sa possession qu’il souhaite garder pour lui. C’est une façon de la prendre par le bras avec tension, de lui arracher la main avec trop de détermination, de ne pas l’écouter. Jusqu’au Prince de Courlande, qui prend le visage de Giselle dans ses mains avant d’entrer dans sa maison, comme vous vérifier qu’elle est assez jolie pour elle (l’on suppose aussi, dans certains livrets, que le Duc de Courlande est le père de Giselle et qu’avec ce geste il regarde si sa fille lui ressemble. Mais c’est ainsi que je l’ai ressenti).
Pourtant les cœurs sont tendres. L’on voit ainsi celui d’Albrecht s’ouvrir, presque par surprise au début de la danse à laquelle Giselle l’invite à participer. Tomber sous un charme sincère. Et devenir profondément amoureux à la fin de la valse. Le personnage de Hugo Marchand a oublié d’où il venait pour profiter à son tour, sans arrière-pensée, de ce plaisir de danser et de vivre. Le retour à la réalité n’en est que plus brutal, là encore montré avec beaucoup d’ambivalence et de justesse par le danseur. Mais il est trop tard. La scène de la folie de Dorothée Gilbert est absolument poignante. Elle semble traverser toutes les émotions de la vie en quelques minutes, voit son âme s’éloigner peu à peu tout en gardant, jusqu’à son dernier souffle, cet élan de vie profond qui l’a porté durant tout ce premier acte. C’est ainsi tout ce que raconte ce ballet : le profond amour de la vie piétinée par une misogynie banale et brutale.
La fumée qui s’écoule petit à petit dans la fosse d’orchestre introduit le public dans un monde mystérieux : nous avons quitté la trivialité du premier acte pour un univers fantasmagorique (cette fumée qui s’échappe et va même jusqu’aux premiers rangs m’a toujours fascinée, quelle merveilleuse trouvaille du théâtre). Nous sommes pourtant toujours un peu dans le même état d’esprit. J’aime souvent voir les Wilis comme ces milliers de victimes de féminicides, retournant hanter le monde une fois la nuit tombée. Mon impression ce soir est un peu différente, et j’y vois plutôt toutes ces filles et ces femmes brisées, qui ont perdu un peu d’eux-mêmes, qui sont nos sœurs, nos voisines, nos amies. Souvenez-vous du final de la quatrième saison de The Handmaid’s Tale. June, Emily et les servantes ne sont en rien ses assassines. Mais elles ont subi tellement de violence qu’elles ne voient d’autre issue, pour avoir justice et réparation, que de poursuivre leur bourreau. Et c’est en pleine nuit, au cœur de la forêt qu’elles le pourchassent et le mettent à mort. Si ce n’est pas chez les Wilis que sont allés chercher les scénaristes…
La Giselle-Wilis de Dorothée Gilbert me fait continuer aussi dans cette vision des choses. Il y a tout, dans sa technique, de la Giselle du premier acte : une façon de s’envoler, de sauter, de tourner à toute vitesse sur sa jambe de terre lors de son apparition. Mais sa joie profonde est partie. Les gestes sont là sans le bonheur rayonnant qui les portait. C’est ce qui donne une interprétation d’autant plus saisissante : elle est encore Giselle, sans plus vraiment l’être. Une âme piétinée et brisée. Son geste de pardon envers Albrecht – une façon absolue de mettre ses bras en croix pour le sauver – semble ainsi presque inopportun. Il s’agit de la chorégraphie du ballet, mais par rapport à tout ce qui nous a été narré sur scène jusqu’alors, cela ne semble pas tomber juste. Le lien si fort en Giselle et notre XXIe siècle s’arrête peut-être là. Pourrait-on imaginer un jour une autre version, non pas remplaçant celle qui existe mais vivant à côté, où Giselle ne marque pas son pardon, voire envoie Albrecht se noyer à son tour.
Il faut donc prendre une petite minute pour évacuer cette trame de notre esprit pour profiter de ce que tout ce ballet a aussi à nous apporter : un merveilleux voyage dans le temps. L’on pourrait tant et tant écrire sur la Giselle de Dorothée Gilbert… Elle a ce talent infini pour faire revivre toute une époque, un style, une école. Nous sommes avec elle à plonger dans la danse romantique, telle une gravure prenant vie. Mais sans jamais, à aucun moment, que cela tombe dans une représentation muséale. Au contraire, sa Giselle est de chair et de sang, vibrante, dansant intensément, faisant de chaque port de tête, épaulement et mouvement des doigts un moment de danse unique.Et elle forme un couple au sommet avec Hugo Marchand. Si ce dernier a porté le premier acte, il semble plus en retrait dans le deuxième, un peu trop dans la posture dans son interprétation. Mais cela ne gâche en rien leur partenariat. Ils dansent ensemble, respirent ensemble, vivent cette histoire ensemble, se comprennent. C’est à la fois une alchimie de la technique et de l’esprit. Il n’est pas si fréquent de voir un partenariat dans une telle osmose et c’est toujours un privilège que d’y assister.
Le corps de ballet, si en place dans La Bayadère au printemps, a été parfois un peu plus mis à mal. Au premier acte, les huit amies de Giselle étaient tout simplement rayonnantes, menées par l’expérimentée Charline Giezendanner. Mais les vendangeurs semblaient plus brouillons, cherchant un peu leur place. Le pas de deux des paysans, véritablement rayon de soleil du premier acte, est aussi passé à la trappe. Marine Ganio n’a eu rien à se reprocher, mais Jack Gasztowtt était visiblement trop pris par le stress pour montrer la pleine mesure de ses talents de soliste. L’on aura aussi vu duo plus accordé.
Le deuxième acte fut par contre absolument magnifique. Il y avait une vraie cohésion parmi les 24 Wilis, formées de danseuses là encore expérimentées, dansant ce ballet depuis 20 ans et portant ainsi les jeunes recrues. Bien sûr, il y avait les alignements impeccables. Mais surtout, il y avait cette façon si unique de danser et respirer ensemble, de ne faire ensemble qu’une et même arabesque. Quel frisson ainsi quand ces fantômes se transforment en être démoniaques pour mettre à mort Hilarion, et quelle infinie mélancolie quand elles se posent, regards baissés face à Myrtha. Dans ce personnage, l’on aura peut-être connu Hannah O’Neill plus expressive. Mais sa danse est une telle merveille que son rôle s’incarne pleinement, entre ses longs piétinés installant la vision fantomatique du personnage que ses sauts marquant son envol surnaturel. Elle fut secondée admirablement par Marine Ganio et Inès McIntosh. Cette dernière, que ce soit en Wilis au deuxième acte ou en amie au premier, montrait déjà la merveilleuse Giselle qu’elle pourrait un jour incarner.
Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Dorothée Gilbert (Giselle), Hugo Marchand (Albrecht), Hannah O’Neill (Myrtha), Fabien Révillon (Hilarion), Marine Ganio et Inès McIntosh (deux Wilis), Marine Ganio et Jack Gasztowtt (pas de deux des Paysans), Adrien Couvez (Wilfried), Anémone Arnaud (Berthe), Yann Chailloux (le Prince de Courlande) et Aurélia Bellet (Bathilde). Jeudi 30 juin 2022 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 16 juillet.
Pascale Maret
Merci pour cette longue analyse du merveilleux ballet qu’est « Giselle », servi par des interprètes dont vous soulignez à juste titre l’immense talent (j’ai eu la chance de voir moi aussi cette distribution). Juste une petite remarque concernant la dénonciation de la domination masculine qu’on pourrait y lire : quand le Prince de Courlande prend le visage de Giselle dans ses mains, je pense que c’est pour y chercher une ressemblance avec lui-même, car la version de l’Opéra suggère (de façon très peu appuyée il est vrai) que le Prince a sans doute eu une liaison autrefois avec Berthe et qu’il est le père de Giselle. Il faut observer attentivement le long regard que Berthe et lui échangent en se retrouvant face à face et se rappeler que Giselle vit seule avec sa mère. Cette fugace allusion au passé résonne comme une sorte d’avertissement : Giselle risque de se voir, elle aussi, séduite et abandonnée par un noble, comme sa mère l’a été.
kathy
quel magnifique analyse faites-vous de ce ballet que j’aime tant revoir. A chaque fois je suis transportée, comme la première fois, avec Lyane Daydé, elle m’a fait aimer la danse, l’aimer, l’aimer.
J’aurais tant souhaité voir Dorothée dans le rôle ainsi que Alice qui le dansera pour la première et la dernière fois. Ce sera dans une autre vie.
bel été dansant à toutes/tous