Mythologies d’Angelin Preljocaj – Ballet de l’Opéra de Bordeaux et Ballet Preljocaj
La collaboration entre le Ballet de l’Opéra de Bordeaux et Angelin Preljocaj s’est terminée par une oeuvre ambitieuse : la création Mythologies, mêlant dix artistes de la compagnie bordelaise et dix autres du Ballet Preljocaj, sur une création musicale de Thomas Bangalter, fondateur des Daft Punk qui se lançait pour la première fois dans une oeuvre entièrement orchestrale. La pièce s’empare des mythes fondateurs, figures de la Grèce antique ou romaine, qui portent encore notre imaginaire collectif et résonnent avec nos rituels contemporains. Un projet complexe qui prend magnifiquement sens en scène, portée par ces vingt interprètes venant d’univers différents mais faisant corps en une seule troupe. L’ensemble est ainsi percutant et puissant, autant que lourd et perturbant, résonnant à en donner le vertige aux tourments et tempêtes de ces années 2020.
Quand Éric Quilleré a pris la tête du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, l’un de ses grands axes de travail était une collaboration étroite avec Angelin Preljocaj. Une idée qui faisait sens à défaut d’être foncièrement originale : le chorégraphe crée régulièrement pour les compagnies classiques et la troupe bordelaise avait déjà abordé avec réussite le répertoire du chorégraphe. Malgré les deux saisons de Covid qui ont forcément mis à mal ce rapprochement, cela a donné de belles entrées au répertoire : Blanche-Neige, La Stravaganza (créée pour le NYCB en 1997) et Ghost (inspirée par le bicentenaire de Marius Petipa). Pour clôturer cette collaboration, les deux directions ont toutefois voulu un projet ambitieux : la création d’une longue pièce d’une soirée entière, sur une création musicale, mêlant en scène dix artistes du Ballet de l’Opéra de Bordeaux et dix artistes du Ballet Preljocaj. Le chorégraphe avait déjà exploré ce procédé avec le Ballet du Bolchoï pour le très réussi Suivront mille ans de calme (2010). Il ne s’agissait nullement de mettre en confrontation les deux techniques, mais plutôt de se servir des atouts de chacune pour former en scène une chorégraphie et une troupe unique.
Angelin Preljocaj a repris ce même principe pour Mythologies, faisant travailler de concert les danseurs et danseuses de Bordeaux et d’Aix-en-Provence. Il a puisé pour cette pièce au long cours des récits mythologiques, qui l’ont régulièrement inspiré tout au long de sa carrière de chorégraphe. Le Minotaure, les Amazones, les guerres des Dieux, l’égocentrisme d’Icare… Comment ces images ont-elles façonné notre monde, notre imaginaire, notre récit contemporain ? L’ouverture du spectacle se fait d’ailleurs sur le visage en gros plan des différents interprètes, comme pour nous indiquer que les histoires qui seront racontées sur scène ce soir le sont par des artistes d’aujourd’hui, cherchant la résonance entre ce qu’ils interprètent et les tourments de notre époque, auxquels eux aussi sont confrontés.
Mythologies se divisent ainsi en une vingtaine de saynètes. Volontairement, le découpage n’est pas indiqué dans le programme – le public peut néanmoins le retrouver affiché à la sortie. L’on reconnaît bien sûr les puissantes Amazones et sa reine Thalestris, et la mise à mort d’un homme dans une mise en scène fascinante. Ou la fuite d’Ariane dans le labyrinthe du Minotaure, terrifiante course au milieu de panneaux mouvants dans une mise en scène implacable. Mais ne pas avoir la référence à chaque mythe de chaque scène importe peu. La puissance de cette pièce, ce sont ces sentiments exacerbés : le pouvoir enivrant, la force destructrice, la folie de la guerre, l’orgueil mortel. Angelin Preljocaj n’est pas allé chercher dans ces vieilles histoires de la tendresse – n’y cherchez pas Cupidon – mais le pire de l’âme humaine. Qui n’ont pas changé, siècle après siècle. Au fur et à mesure de la pièce, les costumes évoquant l’Antiquité laissent place à des chemises d’aujourd’hui. Et les portraits des danseurs et danseuses aux images effroyables de la guerre en Ukraine. Les mythes d’hier sont construits sur les mêmes sentiments destructeurs que ceux d’aujourd’hui. Ce qui peut rendre ainsi cette pièce difficile pour le public. Non dans le sens de son accessibilité – le langage chorégraphique est organique et parfaitement abordable, la mise en scène sait être évocatrice et mettre en exergue les puissants sentiments – mais dans le fait qu’elle peut profondément nous déranger.
Mythologies peut provoquer un coup de poing dont il peut être difficile de se sortir. La pièce est fataliste sur l’âme humaine, qui n’a eu décidément aucune remise en question au fil des siècles. Les dernières images, nous ramenant inexorablement aux terreurs de notre siècle, ne sont pas faciles à digérer. Et les émotions de l’œuvre peuvent nous poursuivre longtemps encore, malgré la douceur de la nuit d’été le soir de la création. Mythologies est une pièce sur la violence, la peur, l’autodestruction des êtres humains qui semblent fatalement réécrire les mêmes histoires au fil des siècles.
Pourtant, que la danse peut aussi y être belle. Les artistes du Ballet de l’Opéra de Bordeaux et du Ballet Preljocaj s’accordent merveilleusement ensemble, comme s’ils et elles avaient toujours formé une seule et même troupe – difficile d’ailleurs de dire qui vient d’où si on ne les connaît pas. Le chorégraphe a su mêler la grande technique des artistes classiques à quelque chose de plus terrien des contemporains. La partition des danseurs est particulièrement réussie, mêlant puissance tellurique et force percutante, pour des personnages marquants. Riku Ota, jeune talent brillant de Bordeaux, se révèle chef de file, à la danse féline et en permanence nourrie d’intentions. Dommage cependant qu’Angelin Preljocaj ait été moins inspiré pour les chorégraphies féminines, un peu trop clichées, un peu trop attendues, et ne se servant pas forcément des qualités des ballerines. Malgré la science des ensembles toujours intacte du chorégraphe, cela crée des déséquilibres dans les différentes scènes, et un fil conducteur un peu mouvement au fil de la pièce. L’ensemble reste toutefois d’une grande cohérence, notamment par la musique de Thomas Bangalter, l’un des fondateurs des Daft Punk. Je n’oserai me lancer dans une critique approfondie de la partition orchestrale, disant juste qu’il s’agit pour moi d’une « partition comme une bonne musique de film » : riche, sachant porter l’action et les émotions sans prendre le pas sur la danse.
Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux et le Ballet Preljocaj vont danser tout l’automne cette pièce ensemble autour d’une longue tournée. Chaque troupe l’intègrera ensuite à son répertoire selon ses envies. Mythologies est une œuvre complexe pour le public comme les artistes, qui ne peut laisser indifférent par sa force évocatrice. Malgré les difficultés du monde auxquelles elle nous ramène indiciblement – et qui peut être difficile pour qui n’en peut déjà plus de ces images qui tournent en boucles – l’oeuvre peut être aussi d’une étonnante beauté, comme portée par un parfum de mystères que les mythes d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas fini de nourrir.
Mythologies d’Angelin Preljocaj par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux et le Ballet Preljocaj. Avec Baptiste Coissieu, Mirea Delogu, Antoine Dubois, Clara Freschel, Verity Jacobsen, Tommaso Marchignoli, Emma Perez Sequeda, Mireia Reyes Valenciano, Khevyn Sigismondi et Cecilia Torres Morillo (Ballet Preljocaj), Marini Da Silva Vianna, Vanessa Feuillatte, Anna Guého, Ryota Hasegawa, Alice Leloup, Riku Ota, Oleg Rogachev, Ahyun Shin, Clara Spitz et Tangui Trévinal (Ballet de l’Opéra de Bordeaux). Musique de Thomas Bangalter, direction musicale Romain Dumas, Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Lundi 4 juillet 2022 au Grand-Théâtre de Bordeaux. À voir en tournée jusqu’à la fin décembre 2022 : les 8 et 9 septembre au Festival Le Temps d’aimer de Biarritz, Du 14 au 18 septembre à la Maison de la Danse de Lyon, du 5 au 8 octobre au Grand Théâtre de Provence, du 22 octobre au 5 novembre au Théâtre du Châtelet…