Souvenir estival – Une journée à Jacob’s Pillow
Tous les étés aux États-Unis, dans l’ouest du Massachusetts, se déroule pendant deux mois le festival de danse Jacob’s Pillow. Juché sur le haut d’une colline, le site exceptionnel est le lieu d’événements multiples. On y trouve pêle-mêle des spectacles de danse de compagnies locales, la venue de troupes internationales, des cours de danse, des ateliers, des expositions et des conférences. Au programme de ce dimanche 31 juillet ? Le spectacle du danseur Taylor Stanley, Principal du New York City Ballet, et la compagnie Black Grace accompagnée d’un cours de danse avec les membres de la troupe. Un formidable programme dans un lieu dédié à la danse unique en son genre.
La force du festival Jacob’s Pillow, festival d’été de danse incontournable aux États-Unis, c’est d’abord son lieu. Un site au milieu de la nature, comportant plusieurs bâtiments dans lesquels sont disséminés les différents évènements. Jacob’s Pillow a perdu un de ses théâtres en novembre 2020 suite à un incendie, mais les autres sont fort heureusement restés intacts, permettant au festival de se dérouler aujourd’hui normalement avec un programme d’une grande richesse. Et une journée y commence comme il se doit par le cours de danse du matin, à 10h. Ce jour-là, rendez-vous au Perles Family Studio, une belle salle en bois aux allures de grange avec de larges baies vitrées, pour un cours donné par Neil Ieremia, fondateur, directeur et chorégraphe de la compagnie Black Grace. Cette troupe propose de la danse contemporaine imprégnée des traditions des danses samoanes et du Pacifique. Le haka des Maoris en est un exemple. Au-delà des mouvements inspirés par le ballet classique et contemporain, leur danse utilise aussi le corps comme instrument : les artistes se frappent le torse et les membres pour produire des rythmes et utilisent leur voix en faisant de nombreux cris, parfois puissants, parfois joyeux.
Pour ce cours, une trentaine de personnes sont présentes, où se mêlent une demi-douzaine de danseurs et danseuses de la troupe, accompagnés par la musique du percussionniste de la compagnie Isitolo Alesana. Après un rapide échauffement, le cours se centre sur l’apprentissage d’une phrase contemporaine assez standard, en insistant particulièrement sur le relâchement du corps lorsque l’on tombe en avant. Puis à chacun et chacune d’improviser un rythme avec les mains et le corps, ensuite repris en cœur par le groupe. Avec ces bases rythmiques, l’exercice suivant consiste à créer de courtes phrases en petit groupe, la consigne étant d’ajouter des claques sur le corps et des cris au fur et à mesure. Puis les danseur-s-es de la compagnie inventent des motifs, les répètent en avançant, et accélèrent petit à petit. Malgré le niveau plutôt élevé des participant-e-s, ces exercices ludiques permettent à tous de suivre et de s’imprégner de la culture de la compagnie Black Grace. Avec un sentiment d’exutoire : les exercices sont souvent répétés et accélérés au fur et à mesure à chaque passage, ce qui provoque une atmosphère endiablée avec un climax sur la dernière phrase, souvent conclu par un cri.
Découvrir une compagnie de danse à travers un cours avec elle est une expérience privilégiée. Neil Ieremia aime raconter pendant le cours des anecdotes, comme la signification d’un geste appelé papālagi utilisant les deux mains s’ouvrant en opposition. Il représente les « blancs » colonisateurs, arrivant avec leurs bateaux qui fendent le ciel et ouvrent les nuages. Danser avec ces interprètes donne un accès direct à leur travail et aux points particuliers auxquels ils-elles accordent de l’importance, et de regarder la suite avec un œil différent. Il est difficile de rêver mieux pour se préparer à un spectacle.
Mais suite de la journée. À midi se déroule en plein air le spectacle Dichotomous Being: an Evening of Taylor Stanley (rebaptisé « an Afternoon » pour cette séance). Le danseur, Principal du New York City Ballet et figure emblématique de cette troupe, a composé ce programme de cinq ballets – trois solos et deux pièces de groupe – en collaboration avec le chorégraphe Kyle Abraham. Et ce sont surtout les solos Taylor Stanley qui convainquent le plus et esquissent joliment cette « dichotomie » qu’il souhaite montrer. Le premier est un extrait de Square Dance de George Balanchine, ballet majoritairement composé de danses de couple et de salon mais comportant au milieu un solo, interprété ici. La douceur transmise par Taylor Stanley y est bouleversante. Au-delà de l’excellente maîtrise technique, les gestes sont exécutés sans un bruit, le cadre apporte une touche particulière. Le Henry J. Leir Stage où le spectacle est joué est en effet une clairière entourée d’arbres, à flanc de colline. Il laisse dégager une jolie perspective en arrière scène, avec le ciel et la vallée opposée. Les quelques nuages adoucissent la lumière du Soleil et donnent un éclairage particulier et homogène à la scène. Quelques minutes suspendues, comme un rêve.
Le deuxième solo est une reprise de Mourner’s Bench, pièce créee par Talley Beatty – grand chorégraphe afro-américain – il y a plus de 70 ans, au Festival Jacob’s Pillow. Le seul décor sur scène est un banc, pas parfaitement stable, que Taylor Stanley utilise comme accessoire. Il devient ainsi un promontoire pour une attitude, la proue d’un bateau en s’y ancrant solidement et étirant son corps par-delà. Il y a de la solitude, comme celle de quelqu’un qui passerait rêveur un Noël seul sur un banc. La chorégraphie joue aussi remarquablement avec la musique. Les vibratos dans la voix du chanteur sont ainsi retranscrits dans les mains de Taylor Stanley, oscillant en parallèle, l’une face à l’autre. Cette rêverie solitaire laisse percevoir subrepticement quelques grains de folie. C’est d’autant plus clair dans le solo suivant, Redness, une création de Shamel Pitts. Le ballet commence avec Taylor Stanley faisant un pont en connectant ses pieds en demi-pointe et ses mains au sol. Il les ramène petit à petit en s’étirant fortement, créant une balance entre ce mouvement lent et la tension palpable de la position inconfortable. À eux trois, ces solos de Taylor Stanley explorent des gestes évoquant à la fois la douceur et la folie d’un danseur seul sur scène. Ils donnent une belle interprétation de la dichotomie annoncée dans le titre du programme.
Les pièces de groupe entrecoupant les trois solos ont moins de force. Mango de Andrea Miller, mettant en scène quatre danseurs dans des costumes orangés, ne laisse pas un souvenir impérissable. Mais la prestation d’Ashton Edwards vaut d’être notée tant elle impressionne dans ses sauts et son travail de pointes. La création These Five de Jodi Melnick est plus intéressante. Cinq danseurs en costume colorés dans des tons verts, crèmes et noirs ouvrent la scène accompagnés de branchages et de sons de la nature. L’atmosphère calme devient plus anxiogène quand des mouvements plus hachés sont exécutés sur une bande-son incorporant des bruits d’humains et des instruments. On n’en sort pas pour autant bouleversé. Et ce sont avant tout les solos de Taylor Stanley et son regard puissant qui ont captivé l’attention.
La dernière étape de la journée se trouve au Ted Shawn Theater, la scène principale, à 14h pour le spectacle de Black Grace. Il est temps de découvrir enfin vers quel idéal le cours du matin tendait ! Neil Ieremia a adorablement préparé un mot pour chacune des trois œuvres et les présente au public avant qu’elles ne soient jouées. Toutes donnent une impression enchantée de force, de rythme et d’expressivité. La première, Minoi, est une des premières œuvres de la compagnie, montée en 1999. Six hommes en formation serrée sont à la fois danseurs et musiciens. Ils chantent un air de folk samoane, Minoi Minoi, souvent chantée par les parents du chorégraphe. Tous se frappent les cuisses et le torse pour créer la musique, enveloppés par la lumière rasante créant de forts contrastes. L’œuvre ainsi décrite pourrait paraître dure, mais c’est en fait une certaine douceur qui s’échappe de ce groupe d’hommes scandant une chanson traditionnelle.
Les deux œuvres suivantes sont des créations récentes. La première, Fatu, est inspirée d’un tableau que le chorégraphe a reçu. Il s’amuse d’ailleurs à expliquer qu’il a malheureusement obtenu l’interprétation du tableau qu’après avoir composé le ballet. Les trois couleurs composant le tableau sont représentées par trois danseurs : or, rouge et blanc. Si la construction se faisait pas à pas dans la pièce précédente, le public est ici directement projeté dans une série de mouvements rapides, avec un rythme marqué par le percussionniste Isitolo Alesana, présent sur scène. Il est amusant de remarquer que de nombreux gestes découverts lors du cours de danse sont ici employés dans la chorégraphie. Notamment un demi-plié, légèrement en-dedans, suivi d’un balancement rapide les genoux d’intérieur en extérieur. Et ce ballet coloré laisse une belle impression.
La dernière œuvre, O Le Olaga – Life est sans doute la plus réussie. Elle est selon les mots du chorégraphe « dédiée à ses parents » et « une célébration de la vie« . La pièce reprend les différents éléments caractéristiques de la compagnie Black Grace, mais avec plus de variations dans le rythme et la mise en scène. Place à différentes scènes de la vie, de joie ou de malheur. Ainsi la pièce s’ouvre avec un chant a capella d’un danseur, visiblement heureux. La même scène est reprise à la fin, mais cette fois il ne se rappelle plus des paroles et montre toute sa frustration du temps écoulé et des pertes de mémoire qui se sont installées. Tout se termine dans un cri poignant. Au-delà de la danse, beaucoup d’émotions sont transmises par ces cris dans ces chorégraphies. Certains sonnent très guerriers, gutturaux, parfois accompagnés d’un souffle fort. D’autres au contraire sont très joyeux, résonnent plus haut dans la bouche. Toutes les traditions samoanes sont des sources d’inspiration pour de nouveaux mouvements, et Black Grace les manient à merveille, nous transportant dans leur univers et montrant une danse contemporaine renouvelée.
Jacob’s Pillow va au-delà de simplement inviter des compagnies à danser. En organisant tous ces évènements autour des spectacles, le festival pousse à la pratiquer la danse, à rencontrer de nouvelles personnes, à discuter, et pour les interprètes comme les compagnies à créer. Le tout dans un lieu exceptionnel. Pas surprenant ainsi que Jacob’s Pillow ait fêté cette année ses 90 ans, avec encore de nombreuses éditions à venir.
Black Grace présente des chorégraphies de Neil Ieremia. Minoi avec Callum Sefo, James Wasmer, Rodney Tyrell, Aisea Latu, Edmund Eramiha et Vincent Farane ; Fatu avec Demi-Jo Manalo, James Wasmer et Rodney Tyrell. O Le Olaga avec les danseurs de la compagnie. Dimanche 31 juillet 2022.
Dichotomous Being: an Evening of Taylor Stanley. Extrait de Square Dance de George Balanchine avec Taylor Stanley ; Mango d’Andrea Miller avec Taylor Stanley, Ashton Edwards, Nouhoum Koita et Sebastian Villarini-Velez. Mourner’s Bench de Talley Beatty avec Taylor Stanley ; These Five de Jodi Melnick avec Taylor Stanley, Allysen Hooks, Marcella Lewis, Ned Sturgis et Cemiyon Barber ; Redness de Shamel Pitts avec Taylor Stanley. Dimanche 31 juillet 2022.