Mondes flottants par le Ballet du Grand Théâtre de Genève – Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui
Le Ballet du Grand Théâtre de Genève a démarré sa saison 2022-2023 à domicile avec le nouveau programme Mondes Flottants. Une soirée marquée par son nouveau directeur Sidi Larbi Cherkaoui, avec sa nouvelle création Ukiyo-e, et l’entrée au répertoire du puissant Skid de Damien Jalet, proche du chorégraphe. Deux pièces inspirées par la culture japonaise, chacune s’inspirant de façon différente de ses mythes et d’une scénographie imposante, où les formidables interprètes de la compagnie suisse trouvent tout de même à s’exprimer. Le résultat est contrasté. Si l’œuvre de Damien Jalet souffle toujours par sa force dramatique et son intelligence scénique, celle de Sidi Larbi Cherkaoui s’étire par ses bavardages, malgré des moments séduisants.
Lorsque nous avions retrouvé le Ballet du Grand Théâtre de Genève en septembre dernier, le changement de cap se faisait clairement sentir. Après des années sous la direction de Philippe Cohen, décédé quelques semaines après son départ en juillet dernier, la troupe est désormais dirigée par Sidi Larbi Cherkaoui. La compagnie connaît bien ce chorégraphe, dansant plusieurs de ses pièces – et c’est avec lui, entre autres, que ce dernier s’est fait connaître sur la scène internationale. Le changement est néanmoins là. Sous Philippe Cohen, la troupe était clairement une compagnie de répertoire. Maintenant, elle est dirigée par un chorégraphe, qui va créer avec elle et s’en servir pour continuer son œuvre, même si bien sûr la compagnie ne dansera pas que du Sidi Larbi Cherkaoui. Pour les interprètes, c’est un tournant, d’autant qu’il y a eu un certain renouvellement logique dans l’effectif. Et cela se sentait en scène : les artistes y sont toujours aussi talentueux et dans l’excellence de la danse, mais la pleine rencontre avec leur directeur semblait encore en chemin – rien de plus normal finalement.
Le programme de rentrée « à domicile » du Ballet de Genève en était d’autant plus intéressant pour suivre l’évolution de cette compagnie. Et le constat y est intéressant : sur ce programme, c’est plus avec le chorégraphes invité par Sidi Larbi Cherkaoui que par l’œuvres de Sidi Larbi Cherkaoui lui-même que la troupe semble pleinement s’épanouir. Pour ouvrir ce programme Mondes flottants, le directeur avait d’ailleurs fait un joli cadeau à la troupe : l’entrée au répertoire de Skid de Damien Jalet, vu en 2019 par la GöteborgsOperans Danskompani (pour qui elle a été créée) et qui nous avait enthousiasmés. Et la pièce n’a rien perdu de sa force. Dès que la lumière se fait, le dispositif est déjà en soi un choc : un immense plateau de scène blanc, penché, comme une montagne infranchissable. Ce sol imposant prend tout l’espace. Mais loin d’écraser les interprètes, il leur offre un terrain de jeu nouveau, où l’équilibre et la manière de s’ancrer au sol sont bouleversés pour mieux trouver de nouvelles façons de s’approprier l’espace. Damien Jalet s’est inspiré d’un rituel japonais, le Onbashira, où de jeunes hommes dévalent une pente sur un tronc d’arbre fraîchement abattu. L’imaginaire populaire japonais reste cependant assez peu présent, si ce n’est dans les costumes, où les 18 interprètes sont habillé-e-s un peu comme des samouraïs. Le reste vient plus de la puissance collective universelle de l’œuvre, où chacun et chacune a son importance pour que tous et toutes puissent gravir cette montagne qui semble infranchissable.
D’autant plus qu’il s’agit avant tout de la descendre. Comment ne pas se laisser emporter par la pente ? Comment la maîtriser pour mieux en prendre possession ? Comment gérer la chute, la retenir ou la créer ? Damien Jalet mène une chorégraphie d’une surprenante beauté. Les interprètes s’y retiennent d’abord, s’y accrochent, freinent. Puis se laissent emporter, s’attrapent, se donnent mutuellement de l’élan. Avant de s’y relever, d’y prendre un appui différent, pour créer comme une nouvelle dimension de danse sur ce sol penché qui bouleverse tous leurs appuis. Le geste est puissant pour ce qu’il est – des corps qui apprivoisent un nouvel espace – comme ce qu’il dit : un puissant élan de solidarité, de force commune, où chacun et chacune trouve à s’épanouir avec les autres. Damien Jalet a aussi le sens de la dramaturgie, sachant faire aboutir chacun de ses tableaux pour mener une histoire propre, se terminant par un homme-larve sortant péniblement de sa chrysalide. Comme un renouveau, un personnage mythologique prenant possession de cette nouvelle terre où tout semble possible.
Skid de Damien Jalet n’est pas simple à apprivoiser pour ses interprètes. Car il y a pour eux et elles une véritable mise en danger, à trouver ses marques et ses appuis dans cette nouvelle dimension. Les artistes du Ballet du Grand Théâtre de Genève sont habitués à rencontrer des chorégraphes différents, à se fondre dans de nouvelles techniques. L’on sentait encore, néanmoins, parfois un peu d’appréhension et de prudence dans le geste, compensé par une solidarité collective magistrale. La rencontre avec Damien Jalet ne semble pas encore aboutie, mais prometteuse, et l’on sent que le chorégraphe et la compagnie ont encore beaucoup à échanger et découvrir entre eux. Tant mieux : Damien Jalet reviendra à Genève en avril prochain pour sa pièce Thr(o)ugh. L’on a hâte de suivre la suite de ce cheminement artistique.
Il est difficile de passer après Skid, tant la pièce est imposante. Visuellement et scénographiquement, il faut y répondre. Sidi Larbi Cherkaoui s’y essaye avec sa création Ukiyo-e de façon plutôt judicieuse. Place ici à la légèreté d’escaliers mouvants, s’inspirant graphiquement des ponts japonais que tout le monde a en tête. Les musiciens et musiciennes sont en hauteur, derrière d’immenses voiles apportant de la légèreté et du souffle, bienvenus après la pente vertigineuse, mais aussi écrasante , de Skid. Sidi Larbi Cherkaoui s’inspire lui aussi de la culture japonaise, l’Ukiyo-e (qui se traduit par « Image du monde flottant ») étant un courant artistique apparu au XVIIe siècle, marqué par la peinture et les estampes. Cela se retrouve de suite dans la danse du chorégraphe, où les mouvements amples des danseurs et danseuses habillées de noir semblent comme être des traits d’encre, dessinant dans l’espace des figures mouvantes, s’estompant et évoluant constamment. La musique de Szymon Bróska et Alexandre Dai Castaing, portée par le chanteur Shogo Yoshii et le musicien et danseur Kazutomi Kozuki, imprègne aussi la pièce de culture japonaise, de façon bien plus explicite que Skid, où finalement l’imaginaire de chacun l’emportait. Une façon pour les deux pièces de trouver leur propre place, tout en ayant une base commune de réflexion.
L’on retrouve aussi dans Ukiyo-e cette puissance du collectif comme cette recherche d’apprivoiser l’apesanteur. Les ponts japonais sont au début des escaliers d’où l’on se laisse tomber, dans un total abandon, rattrapés en bas par ses camarades. Ce lâcher-prise, si beau à voir en scène, ne peut exister qu’avec une confiance absolue entre les interprètes. Le Ballet du Grand Théâtre de Genève a une vraie dynamique collective, utilisée de façon différente dans les deux pièces, et tout aussi puissantes. Mais si le groupe primait dans Skid, les interprètes sont dans cette deuxième pièce plus à même de laisser éclater leur personnalité, montrant chacun-e leur énergie propre tout en servant l’ensemble.
Le début de la pièce est ainsi des plus séduisants. La scénographie sait répondre à Skid, trouvant son propre chemin sans y être déconnectée. Le jeu des escaliers et des lumières offrent un bel écrin pour les interprètes investis, pleinement en lumière. Mais Ukiyo-e devient vite un peu trop bavarde. Le fil narratif se perd – alors que Skid est une leçon de construction dramatique. Petit à petit, l’équilibre se casse. Et l’espace, le décor et la musique prennent de plus en plus de place sur les danseurs et danseuses, sans compter sur certains costumes qui noient le mouvement au lieu de l’accompagner. Kazutomi Kozuki est un formidable artiste, mais il prend vite tout la place en scène, laissant un peu trop le Ballet dans l’ombre. Jusqu’à arriver à une pièce à l’erreur trop répandue dans les compagnies de répertoire : une œuvre où le chorégraphe laisse d’abord parler sa volonté artistique au détriment des artistes de la compagnie, plutôt que de se mettre à leur service pour leur apporter quelque chose. Dommage, car quand l’équilibre est trouvé, le Ballet du Grand Théâtre de Genève est magnifique de virtuosité et d’intention dans la danse de Sidi Larbi Cherkaoui. Ce n’est que le début de sa direction artistique qui a tout pour être fructueuse.
Mondes flottants par le Ballet du Grand Théâtre de Genève. Skid de Damien Jalet avec Yumi Aizawa, Céline Alain, Adelson Carlos, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Oscar Comesaña Salgueiro, Armando Gonzalez Besa, Da Young Kim, Ricardo Macedo, Emilie Meeus, Sara Ouwendyk, Juan Perez Cardona, Mohana Rapin, Luca Scaduto, Sara Shigenari, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega et Madeline Wong ; Ukiyo-e de Sidi Larbi Cherkaoui avec Yumi Aizawa, Céline Alain, Paul Aran Gimeo, Valentino Bertolini, Adelson Carlos, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Oscar Comesaña Salgueiro, Armando Gonzalez Besa, Da Young Kim, Ricardo Macedo, Emilie Meeus, Sara Ouwendyk, Juan Perez Cardona, Mohana Rapin, Luca Scaduto, Sara Shigenari, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega et Madeline Wong (Ballet du Grand Théâtre de Genève), Kazutomi Kozuki (chant et danse). Mardi 22 novembre 2022 au Grand Théâtre de Genève.