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Rencontre avec Martin Chaix pour sa création « Giselle » au Ballet du Rhin

C’est l’une des créations les plus attendues de la saison : Giselle par Martin Chaix au Ballet du Rhin, du 14 janvier au 5 février. Le chorégraphe français, formé à l’École de Nanterre puis danseur au  Leipziger Ballett ou au Ballett am Rhein Düsseldorf, veut proposer une relecture volontairement féministe de ce chef-d’oeuvre du ballet romantique, questionnant les personnages et les rapports hommes-femmes par notre regard du XXIe siècle, tout comme la technique de la danse classique et ses possibles clichés de genre. Travail de la pointe pour les danseuses et un danseur, puissance des rôles,  modification de la narration, mais aussi élaboration de la partition avec des extraits des œuvres de Louise Farrenc, compositrice contemporaine d’Adolphe Adam… Pour DALP, Martin Chaix nous raconte ses réflexions et pistes de travail pour cette nouvelle Giselle. 

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Giselle de Martin Chaix – Le Ballet du Rhin en répétition

Proposer une relecture de Giselle est une idée de longue date ou une proposition de Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin ? 

C’est une idée qui me trottait dans la tête depuis longtemps. Je suis venu au Ballet du Rhin en 2018 pour ma création Tribulations, et en discutant avec Bruno Bouché, j’ai évoqué cette idée de Giselle. Son projet artistique est basé sur des œuvres nouvelles, mais mon idée l’intéressait par son angle choisi. 

 

Quel est justement votre point de vue pour cette relecture de Giselle

La relecture en soi ne m’intéresse pas s’il n’y a pas de raison pour la faire. L’idée est de relire ce ballet par le féminisme et toutes les questions sociétales qui nous traversent en ce moment. Il y a quelque chose qui me choque dans ce ballet et le traitement de son histoire, et depuis très longtemps : c’est le personnage d’Albrecht. Malgré la tromperie et la tricherie, il s’en sort plutôt bien. 

Il y a quelque chose qui me choque dans ce ballet […]c’est le personnage d’Albrecht. Malgré la tromperie et la tricherie, il s’en sort plutôt bien. 

N’est-ce pas très patriarcal de vouloir faire un ballet féministe mais d’en laisser la chorégraphie à un homme ? 

Mes premiers questionnements portaient justement sur ce sujet : suis-je légitime, moi homme hétérosexuel et père de deux enfants, pour parler de féminisme ? La question me travaille depuis longtemps. J’entends les discours féministes, tous les débats autour de la question des femmes et de leurs représentations dans le ballet comme dans notre société. J’ai écouté beaucoup de podcasts autour de la masculinité comme Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon. La Domination masculine de Pierre Bourdieu m’a aussi beaucoup aidé dans cette réflexion. Il questionne cette vision androcentrée, c’est-à-dire la vision par le regard de l’homme, qui a construit notre société depuis des siècles. Et qui donc ne laisse que peu de place aux femmes. Cela me questionne en tant qu’homme. Et la question du féminisme et ces problématiques ne peuvent exister pleinement que si les hommes s’en emparent aussi.

 

Vous appréhendez le regard des femmes féministes sur votre travail ? 

Bien sûr ! Cela reste une œuvre d’art, donc un parti-pris, qui ira trop loin pour certain-e-s, pas assez loin pour d’autres. Le but du féminisme est l’assimilation, le changement des mentalités et de la société envers les femmes. Les hommes aussi doivent changer leur comportement.

Giselle de Martin Chaix – Le Ballet du Rhin en répétition

Vous parlez plus haut du personnage d’Albrecht : comment l’avez-vous abordé ? 

La problématique sur ce personnage, et sur tous les autres quand on s’attaque à un ballet comme Giselle qui existe depuis si longtemps, est qu’il y a déjà tout un imaginaire autour d’eux. Il y a bien sûr plusieurs interprétations et manières de le percevoir, mais intrinsèquement, dès les premières notes de Giselle, l’on a une certaine vision du personnage. Comment changer le regard que l’on a sur Albrecht ? Tout simplement en montrant les choses telles qu’elles sont. Pour moi, Albrecht est un pervers narcissique qui utilise les femmes, Giselle, Bathilde ou d’autres. Je vais un peu plus loin en mettant en lumière deux autres personnages féminins, Zulmé et Moyna, qui sont les deux Willis du deuxième acte et très anecdotiques chorégraphiquement dans la version originale. Je les ai ajoutées à la dramaturgie pour souligner le caractère d’Albrecht, qui se sert des femmes pour son propre plaisir et son propre ego.

Dans la version originale, le ballet commence et se termine avec Albrecht, même si Giselle est prédominante d’un point de vue chorégraphique, quoi que… Si le ballet s’appelait Albrecht, cela aurait un sens : on suit ce personnage du début à la fin. Il était ainsi très clair pour moi que Giselle devait ouvrir et refermer mon ballet.

 

Comment avez-vous utilisé le mythe des Willis ? Comment se joue la dramaturgie de votre Giselle

Il n’y a pas de Willis dans ma relecture. Dans les deux actes, nous sommes dans le temps réel. Le premier acte se situe dans une vision assez patriarcale de la société, assez normative. Le deuxième acte est dans une multitude de représentations de personnalités et sexualités, beaucoup plus variées. 
 

Et chorégraphiquement, quel est votre lien avec le ballet d’origine ? 

J’ai mon propre style, basé sur la danse classique, du fait de ma formation et de ma carrière, J’utilise la pointe, l’élan, des formes qui rappellent la danse classique. Mais je me base aussi beaucoup sur l’impulsion, le sol, toute une technique liée à la danse contemporaine. J’ai tout de même jeté quelques ponts entre les deux versions. Si l’on connaît l’œuvre originale, l’on pourra reconnaître quelques évocations. Mais cela reste de petites références disséminées de-ci de-là. Je tenais absolument à ce que cette Giselle soit une œuvre à part entière, qui n’a pas besoin de la Giselle originale pour être vue.  

 

Quel est votre rapport à la pointe dans cette relecture, chausson emblématique de Giselle et de la technique classique ? 

Je me suis posé la question de la technique classique à travers ces deux actes et ces deux mondes, l’un normatif et l’autre aux multiples représentations. Qu’est-ce qui est genré et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Il y a une technique dite féminine, une autre dite masculine. Dans le premier acte, je montre la démonstration de force des danseurs et la légèreté des danseuses. Dans le deuxième acte, je m’affranchis de ça et brouille les lignes. Certaines femmes font de la technique d’homme, comme des doubles assemblées et des révoltades. Et un homme du corps de ballet est sur pointes. 

Très jeune, il y a une séparation d’apprentissage entre les hommes et les femmes dans la danse classique. Et l’on retrouve plus tard, chez certain-e-s, l’envie de pouvoir se frotter à l’autre technique. J’espère que, dans le futur, il y aura plus d’hommes sur pointes et de femmes dans la grande technique de sauts, qu’il y ait un socle commun, pour pouvoir aussi varier la production chorégraphique. 

Giselle de Martin Chaix – Le Ballet du Rhin en répétition

Comment avez-vous travaillé la pointe pour les danseuses ? 

La pointe a été inventée pendant la période romantique pour élever les danseuses, leur donner un côté bien plus éthéré. Certain-e-s diront que c’est un instrument de souffrance. Mais aujourd’hui, la technique du chausson a évolué et il peut être un symbole d’émancipation : une danseuse a un outil supplémentaire dans sa technique, elle lui donne une force unique. Je donne au travail de pointes une dimension très contrastée, avec une extension de l’élévation comme un rapport moderne dans son utilisation du sol. J’aime avoir des hauts et ces bas, ces extrêmes hauteurs et ces grands ancrages dans le sol. Cela donne un contraste saisissant. La pointe peut marteler, donner une force tellurique à la danseuse si elle est vraiment appuyée dans le sol. Cette puissance dans l’élévation, dans le relevé, est pour moi unique.

La pointe peut marteler, donner une force tellurique à la danseuse.

 

 

 

Et pour le danseur, comment avez-vous travaillé la pointe ? Comment faire des pointes avec des hommes qui ne maîtrisent pas forcément cette technique ? 
Quand je suis arrivé au Ballet du Rhin pour les répétitions, j’avais déjà cette idée en tête d’un ou deux hommes sur pointes, et j’ai clairement posé la question aux danseurs, qui en auraient envie ou non. C’était très important aussi qu’il y ait une maîtrise de cette technique pour l’assimiler dans le groupe et que cela ne devienne pas quelque chose de caricatural. Bruno Bouché a déjà utilisé la pointe pour les hommes dans d’autres ballets. Et tout au long du processus de création, j’ai été vigilant pour l’intégrer de manière organique. 

 

Pour votre musique, vous avez repris la partition d’Adolphe Adam en y intégrant des musiques de Louise Farrenc, compositrice peu connue contemporaine d’Adam. Comment est-elle arrivée dans votre travail ?  

Un peu par hasard. Le travail de Louise Farrenc a été remis en lumière il y a peu de temps, à travers des recherches de groupes de femmes voulant remettre à jour des compositrices oubliées. C’est grâce à l’impulsion de mouvements féminismes que cette question de la représentation des femmes dans le panel des compositeurs/compositrices, ou dans n’importe quel champ créateur, est arrivée. Louise Farrenc est apparue comme une évidence, par sa contemporanéité avec Adolphe Adam, aussi par ses sonorités. J’utilise deux de ses symphonies, la première et la troisième, sa musique est parfois troublante de cohésion et de pertinence par rapport à la partition originale. Le tout forme une composition organique entre les deux. Louise Farrenc fut une compositrice exceptionnelle de son temps, c’est une manière de lui donner une voix. 

 

La dimension sociale fait aussi partie intrinsèquement de Giselle. Comment l’avez-vous traitée ? 

Cette question de lutte des classes sous-tend le propos du ballet du début à la fin. Au-delà d’être un pervers narcissique, Albrecht  a ce sentiment d’impunité que peuvent avoir certaines personnes de pouvoir et d’argent. Cette dimension n’est pas le propos principal, mais elle est là en contre-champ, comme dans l’œuvre originale. 

 

Pour vous, faut-il encore donner la Giselle traditionnelle ? 

Personnellement, après avoir fait cette Giselle, je ne sais pas si je pourrais encore voir la version traditionnelle. Mais je ne suis pas de la « cancel culture ». Giselle est une œuvre qui a une histoire, un passé, qui a traversé presque 200 ans. C’est un grand ballet et ce n’est pas quelque chose à jeter à la poubelle, bien au contraire. Mais il faut recontextualiser les choses, connaître son époque de création.  Il faut continuer à  le présenter tout en l’expliquant. Et puis l’on peut en avoir une interprétation contemporaine sans en changer la structure ou l’essence, certaines danseuses voient Giselle comme une femme forte. 

Giselle de Martin Chaix – Le Ballet du Rhin en répétition

Ce travail sur Giselle vous a-t-il donné envie de travailler sur d’autres relectures de ballets classiques ? 

J’ai quelques idées qui me font envie. Mais les projets n’ont de sens que par le lieu et la compagnie dans laquelle ils se font. Cette Giselle ne pourrait pas exister sans Bruno Bouché, qui a cette audace de proposer des œuvres qui cassent les codes et posent des questions là où cela dérange. Il y a des questionnements en ce moment sur certains ballets, sur les négrillons dans La Bayadère ou les danses de caractère de Casse-Noisette par exemple. Le Ballet de Berlin a arrêté sa production de ce dernier pour un temps afin d’y réfléchir. Et ce sera aux chorégraphes classiques de se poser des questions, de recréer ces œuvres en se demandant ce qui est pertinent ou non. 

 

Giselle de Martin Chaix par le Ballet de l’Opéra national du Rhin. Musique Adolphe Adam / Louise Farrenc, avec Orchestre symphonique de Mulhouse sous la direction musicale de Sora Elisabeth Lee. 

À voir du 14 au 20 janvier à l’Opéra de Strasbourg, du 26 au 31 janvier à la Sinne de Mulhouse et le 5 février au Théâtre municipal de Colmar

 




 

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