[Sortie ciné] Dancing Pina de Florian Heinzen-Ziob
Dans Dancing Pina, Florian Heinzen-Ziob filme en parallèle la transmission de deux pièces emblématiques de Pina Bausch, Le Sacre du printemps et Iphigénie en Tauride, à de jeunes interprètes. Guidés par des anciens du Tanztheater Wuppertal, ces danseuses et danseurs du Semperoper Ballett de Dresde d’un côté, et de l’École des Sables au sud de Dakar de l’autre, se plongent corps et âmes dans cette expérience artistique exigeante et bouleversante. Que l’on connaisse ou non le travail de la chorégraphe allemande qui, comme le rappelle l’affiche du film, a « révolutionné le monde de la danse« , ce travail de passage de témoin se révèle passionnant à suivre, avec ses doutes et ses fragilités, ses tâtonnements et ses fulgurances.
Comment transmet-on une œuvre chorégraphique quand son créateur ou sa créatrice ne sont plus là pour orchestrer ce travail ? Une question qui irrigue la danse contemporaine et les deux heures de Dancing Pina, le long-métrage du réalisateur et documentariste Florian Heinzen-Ziob. À Dresde, en Allemagne, au Semperoper Ballett, une partie de la compagnie s’approprie Iphigénie en Tauride, œuvre de 1974 sur la musique de Gluck. À des milliers de kilomètres, au sud de Dakar, à l’école des Sables créée par Germaine Acogny et Helmut Vogt, une trentaine de jeunes danseuses et danseurs venus de différents pays d’Afrique apprivoisent Le Sacre du printemps, créé, lui, en 1975. Les deux travaillent sous la supervision d’anciens membres de la compagnie de Pina Bausch.
Construisant son documentaire autour de ces deux transmissions qui s’entrelacent et se répondent, Florian Heinzen-Ziob jette une passerelle entre deux continents, l’Europe et l’Afrique, réunis par cette absente si présente qu’est Pina Bausch pendant tout le film. Ces va-et-vient entre les deux aventures artistiques sont féconds. Ils éclairent le merveilleux travail initié par la chorégraphe et que ces anciens interprètes transmettent si finement pour l’avoir eux-mêmes éprouvé dans leurs propres corps. Il est ici question quasiment d’une expérience physique, limite spirituelle, au-delà de l’artistique. Transmettre une façon de se laisser tomber sur une chaise ou de caresser du revers de la main le sol ou le sable constituent des moments uniques de quête pour atteindre la justesse du mouvement.
On se laisse porter entre les deux projets, deux courses contre la montre pour parvenir dans les temps à réussir ce passage de témoin. À Dresde, pour Iphigénie en Tauride, Malou Airaudo, ancienne danseuse de Pina Bausch qui a créé le rôle, et Clémentine Deluy, qui a rejoint en 2006, épaulent Sangeun Lee, magnifique ballerine en proie au doute à l’idée de se confronter à cette œuvre. La soliste principale du Semperoper ballett se livre : « Apprendre Pina, c’est comme apprendre à danser. » Ce n’est pas peu dire ! Les répétitions sur lesquelles se superposent des images d’archives montrent la réalité de cette transmission. La réalité du travail d’interprète aussi, l’humilité, la patience que cet engagement total nécessite. Comment chacun.e investit un rôle avec son histoire, son passé, ses appréhensions. Comment chaque rôle vous façonne et vous transforme.
Même enjeu au sud de Dakar, dans le village où se joue la récréation du Sacre du printemps avec ces danseuses et danseurs africains complètement dérouté.e.s par ce travail. Supervisée par Josephine Ann Endicott (son exigence respectueuse est si belle à voir) et Jorge Puerta Armenta, cette appropriation de la pièce ne se fait pas sans questionnement, ni remise en question chez ces femmes et ces hommes pour qui oser s’affirmer danseuses et danseuses signifie beaucoup dans leur culture. Mettre en parallèle leurs parcours avec ceux des interprètes de Dresde dit beaucoup. Il met surtout magnifiquement en exergue l’universalité de la danse.
Fallait-il un nouveau film autour de Pina Bausch, elle qui a déjà tant inspiré le cinéma, notamment après le si intense Pina de Wim Wenders sorti deux ans après son décès ? On peut légitimement se poser la question. Mais Dancing Pina est aussi une manière de faire venir à la danse des personnes éloignées du spectacle vivant qui se laisseront emporter par la puissance du mouvement. Sans voix off, ce film documentaire prend le temps de montrer dans la durée l’épanouissement du travail et des interprètes.
Si le film n’avait été que cela, il aurait déjà été bouleversant. Mais c’était sans compter la pandémie qui a rajouté une tension dramatique à l’aventure. Alors que les répétitions se terminent, l’équipe est contrainte d’informer les interprètes que les représentations à Dakar et la tournée européenne sont annulées en raison du confinement et de la fermeture des lieux de culture. La caméra saisit sans voyeurisme la sidération qui fige les visages. Ne sachant pas ce qu’il adviendra (la pièce partira finalement en tournée, s’arrêtant en septembre 2022 à la Villette à Paris), il est décidé de danser ce Sacre sur la plage de Toubab Dialaw. Le sable blanc a remplacé la terre noire, un léger vent soulève les tuniques légères des femmes… Capturée par la caméra, cette représentation unique au soleil couchant incarne toute la fragilité du spectacle vivant. Toute sa force aussi.
Dancing Pina de Florian Heinzen-Ziob – 1h52 – En salles le 12 avril 2023.