L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra de Paris – Myriam Ould-Braham et Mathieu Ganio
Le Ballet de l’Opéra de Paris a terminé sa saison 2022-2023 par Signes de Carolyn Carlson à l’Opéra Bastille, et L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan au Palais Garnier. Voilà huit ans que la compagnie n’avait pas repris ce ballet, chef-d’œuvre de l’école anglaise, même si le chorégraphe a été bien présent cette saison, avec à l’automne l’entrée au répertoire de Mayerling. Une longue attente qui a permis un renouvellement bienvenu des distributions. L’un des duos attendus de cette série était ainsi inédit, réunissant Mathieu Ganio en Chevalier Des Grieux et Myriam Ould-Braham en Manon. Si leur partenariat, cependant harmonieux et naturel, n’a pas forcément été une révélation absolue, ils ont chacun mené leur personnage de bout en bout avec une puissance dramatique marquante. Lui est définitivement un héros romantique, amoureux aveugle et perdant tout. Elle, à la jeune fille découvrant l’amour, a ajouté une profonde tristesse au rôle, faisant ressortir l’horreur de la prostitution, trop souvent glamourisé dans cette production. Deux Étoiles en pleine maturité artistique et au sommet de leur art, qui ont porté la représentation bien secondés par des deuxièmes rôles aux multiples ressorts.
L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan est adoré par les Étoiles et solistes. Le ballet propose en effet deux rôles passionnants et emblématiques, ainsi que des seconds rôles qui n’ont de « seconds » que le nom, des pas de deux qui s’envolent et une intensité dramatique à travailler foisonnante. Manon, jeune fille sortant du couvent, rejoint son frère Lescaut à Paris. C’est là qu’elle rencontre le Chevalier Des Grieux, homme noble mais sans le sou. Accaparée par son frère qui la vend à Monsieur de G.M, Manon devient une prostituée de luxe, renonçant à son amour pour une vie confortable. Mais lors d’une soirée chez Madame (acte II), réunissant Gentilshommes et courtisanes, elle retrouve Des Grieux. Après avoir berné puis blessé G.M, ils s’enfuient. Ce dernier les rattrape, tuant Lescaut et dénonçant Manon. Comme le veut la règle de l’époque, comme toute prostituée, elle est envoyée en exil en Louisiane, avec des Grieux toujours à ses pieds. Sur place, Manon est violée par le Geôlier régnant sur la colonie. Son chevalier le tue et tous deux s’enfuient dans les marécages. Manon meurt à petit feu, dans les bras de Des Grieux au désespoir.
Pour le corps de ballet, l’intérêt intrinsèque est moindre. En tout cas dans la danse : la partition chorégraphique n’est pas en soi des plus passionnantes. Tout le travail réside dans le jeu, dans la façon de faire vivre une saynète. Et le corps de ballet y a là un rôle fondamental, c’est lui qui donne le ton et l’esprit, l’allant et les humeurs. Là-dessus, Kenneth MacMillan propose dans son Histoire de Manon un passionnant travail et une multitude de possibilités de jeu. À voir le ballet de près, l’on perçoit toutes les infimes interactions entre les personnages : les regards de Madame, la cheffe maquerelle, à ses ouailles, le mépris de Monsieur de G.M face aux mendiants, la perversité des gardiens, les amusements à la table de jeu, toutes ces mini-conversations entre des personnages qui donnent toute la vie aux ensembles. À regarder de loin le spectacle, l’on se rend compte de la puissance de la mise en scène, de la façon dont toute la scénographie met en mouvement les personnages, comment les groupes interagissent entre eux, comment ce petit monde social fonctionne. Chacun et chacune, corps de ballet et même figurant, a un rôle spécifique à jouer et quelque chose de personnel à apporter.
Mais pour porter au mieux ce travail, il faut un sens du jeu et un sens théâtral puissant. Qui n’est pas forcément l’apanage du Ballet de l’Opéra de Paris, quand il l’est pleinement au Royal Ballet de Londres, compagnie pour qui a été créé cette œuvre et depuis longtemps pilier de son répertoire. À Paris, cette série a donné la même impression que les reprises précédentes : tout est bien trop sage et élégant pour que l’on y croie vraiment. Le relais de poste du premier acte ressemble parfois à un agréable jardin, l’hôtel particulier de Madame du deuxième à un salon chic, alors que l’on est dans un bordel avec des filles du peuple. Il manque un côté crade, un côté bas-fond, quelque chose de vulgaire pour vraiment y croire. Ce n’est pas forcément la faute des artistes de la compagnie parisienne. Chaque troupe a sa façon de danser, ses qualités, et tous les ballets ne vont pas à tout le monde. Tant mieux : cela préserve tant bien que mal les multiples écoles, techniques et particularités de chaque Ballet.
L’on comprend cependant que les directions successives continuent de donner L’Histoire de Manon à Paris, pour la grande richesse des rôles principaux proposés aux solistes. Et ce soir-là, les performances de Myriam Ould-Braham et Mathieu Ganio ont largement montré tout l’intérêt de l’œuvre, de celle de la voir et de la reprendre. Voilà deux Étoiles, avec une telle intelligence dramatique, se donnant corps et âme et sachant faire sien ses personnages pourtant si souvent dansés. Myriam Ould-Braham a ainsi toujours le talent d’aller là où l’on n’attend pas forcément le rôle, de lui donner une profondeur particulière. En arrivant à Paris, sa Manon est la jeune fille émerveillée, peut-être un peu naïve mais pas tant que ça. Le regard des hommes la dérange, la met mal à l’aise, même si elle a conscience de sa classe sociale, de la réalité des choses. Au moment où elle croise les yeux de Des Grieux, elle est comme illuminée, et le restera tout le spectacle dès qu’elle le regardera : sa Manon est profondément et viscéralement amoureuse, d’amour pur et puissant. Alors pourquoi part-elle ? Parce qu’elle a conscience de sa pauvreté. Elle ne tombe pas dans les bras de Monsieur de G.M. par cupidité, par attrait des belles choses (ou pas que). Mais parce que le monde dans lequel elle vit lui a appris que les filles de son milieu n’ont pas d’autres échappatoires si elles veulent un quotidien confortable. Son départ de la chambre, la façon dont elle dit au-revoir avec tant de regrets à ce lit, amène une émotion nouvelle.
Au deuxième acte, la Manon de Myriam Ould-Braham a ainsi quelque chose, au fond d’elle-même, de profondément triste. Elle règne sur ce monde, elle connaît son pouvoir sur les hommes. Mais il y a toujours une réelle mélancolie sous-jacente, notamment dans son long solo où elle passe de bras en bras. Cette interprétation permet un réalisme qui n’est pas si fréquent, accentuant l’horreur de la prostitution, que l’on vend un peu trop dans L’Histoire de Manon comme quelque chose de drôle et glamour. La vérité est qu’il s’agit de femmes du peuple, qui n’ont eu d’autres choix pour survivre. Et cela ajoute à la scène de la fête un arrière-goût âcre qui en donne une belle profondeur. Au troisième acte, Myriam Ould-Braham est une Manon au désespoir contenu, avec une grande justesse. Elle a déjà baissé les bras et laisse Mathieu Ganio prendre sur ses épaules le drame final. Ce danseur, on le sait, est le grand interprète de ces ballets narratifs néo-classique à l’Opéra de Paris. Et après sa magistrale partition dans Mayerling en octobre dernier, il livre ici un Des Grieux d’une grande puissance. Son personnage est l’incarnation du héros romantique : celui qui tombe amoureux envers et contre tous, d’un amour qu’il sait impossible, mais si puissant, si envahissant, qu’il s’y plonge tête baissée, devinant déjà qu’il n’y a aucun espoir d’une fin heureuse. Il court après Manon tout au long du ballet, l’attrape, se bat, avec toujours une certaine grandeur d’âme pardonnant tous les excès. Au dernier acte, c’est donc lui qui porte le tout. Son long solo final, dans la brume des marécages, est un moment déchirant, d’une mise à nu et d’une sincérité totale. Son regard rempli de larmes poursuit longtemps après le tombé de rideau.
Mathieu Ganio se coule aussi à merveille dans les pas de deux acrobatiques de Kenneth MacMillan. Dans ses bras, Myriam Ould-Braham s’envole, ne faisant que renforcer ce sentiment d’amour de jeunesse que l’on croit indestructible. Le duo est en harmonie et cohérent, même si l’on n’a pas forcément eu la révélation absolue qu’une nouvelle association venait de naître. Peut⁻être manquait-il entre eux comme une étincelle de folie. Plus que les deux ensemble, même s’il n’y a rien à reprocher à leur partenariat, c’est ainsi séparément que j’ai préféré les suivre, ou avec leurs autres partenaires. Myriam Ould-Braham se fait ainsi étrange et hypnotique dans les bras de Monsieur de G.M., dansé par Florimond Lorieux pervers comme on l’attend du personnage.
Pour Antoine Kirscher, le rôle de Lescaut était une première. Le Premier danseur, qui prend de plus en plus d’ampleur depuis le début de la saison, s’investit à fond dans son personnage. Mais trop envie de bien faire ou un peu de manque de confiance en soi ? Il reste un peu trop dans le sur-jeu, accentuant d’une façon trop appuyé ses intentions. Il ne s’agit cependant que d’un problème de curseur, de dosage, que l’on apprend au fur et à mesure. Car au final, Antoine Kirscher a proposé un personnage crédible, mauvais garçon colérique et cupide, qui porte sans rougir la trame du premier acte. Bleuenn Battistoni ne cesse pour sa part d’étonner et de s’investir dans des rôles où on ne la voit pas forcément. Sa Maîtresse a ce qu’il faut de gouaille, d’envie et de drôlerie pour dessiner un personnage qui prend la scène. Et tout comme Myriam Ould-Braham, elle rajoute à ses intentions une sorte de tristesse permanente, comme si quelque chose était cassé dans le coeur et le corps de cette jeune fille, flétrie trop vite par la prostitution. On se plaît déjà à l’imaginer en Manon lors d’une précédente reprise. Parmi les personnages plus secondaires, citons Katherine Higgins, Madame avec panache et un certain humour, ou Hugo Vigliotti qui montre toute la mesure de son talent d’acteur, sans oublier sa virtuosité certaine, en jouant un chef des mendiants roublard et incisif. Même quand ils ne sont pas au centre de l’action, ces deux artistes sont toujours alertes, dans le jeu comme l’intensité dramatique, toujours soucieux de donner vie à leur personnage en toutes circonstances. C’est justement ce travail qui apporte le sel et la profondeur à cette œuvre.
L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Myriam Ould-Braham (Manon), Mathieu Ganio (Des Grieux), Antoine Kirscher (Lescaut), Bleuenn Battistoni (la Maîtresse de Lescaut), Florimond Lorieux (Monsieur de G.M.), Katherine Higgins (Madame), Hugo Vigliotti (le Chef des mendiants) et le Geôlier (Arthus Raveau). Jeudi 29 juin 2023 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 15 juillet.
Fanny
Magnifique. Les décors, les costumes, la mise en scène, la musique complètement en accord avec la chorégraphie et des pas de deux extraordinaires!
Moment de pur bonheur!
Merci!