Le Lac des cygnes de Rudi van Dantzig par le Het Nationale Ballet – Olga Smirnova et Constantine Allen
Il y avait en ce printemps plusieurs bonnes raisons de se rendre au Het Nationale Ballet. D’abord pour voir la compagnie, que l’on connaît bien pour son répertoire néo comme ses créations, où elle s’avère particulièrement dynamique, dans une œuvre de tradition : Le Lac des cygnes. Et dans une production maison éprouvée, montée par Rudi van Dantzig il y a 35 ans. Ensuite (ou surtout, c’est selon) pour y voir l’Étoile russe Olga Smirnova dans son rôle de prédilection : Odette/Odile. Et quel bouleversement quand elle y déploie ses ailes ! Tout un monde s’ouvre avec ses ports de bras, toute une école avec son inclinaison de tête. Mais un Lac des cygnes ne se limite pas à une danseuse. Et le choc esthétique entre l’Étoile et la troupe, un monde qui les sépare, ne permet pas forcément d’apprécier les actes blancs dans toute leur splendeur. C’est finalement bien plus en Odile – magistrale et venimeuse – qu’Olga Smirnova fait véritablement corps avec sa compagnie. Une soirée tout en contrastes, entre un Ballet qui a des choses à défendre dans ce répertoire et une Étoile au firmament.
Il y a toujours quelque chose qui m’amuse en me rendant dans une compagnie étrangère : essayer de deviner qui sont les Balletomanes locaux. Vous connaissez ceux et celles de Paris, ce petit groupe qui se forme aux premières loges du Palais Garnier ou devant la statue de Niki De Saint Phalle à Bastille. À Toulouse, Bordeaux et dans toutes les villes de danse, l’on reconnaît les mêmes têtes, ceux et celles qui ne manquent pas les dates inratables, les prises de rôles, les créations attendues ou les multiples reprises. Ignare de la langue néerlandaise, c’est bien aux applaudissements venant des quatre coins de la salle de l’Opéra d’Amsterdam que je guette les aficionados du Ballet. Non pas ceux marquant la fin des actes ou une prouesse technique, mais ceux saluant les Étoiles lors de leur première apparition en scène, tradition balletomane où l’on repère « les vrai-e-s ».
Et impossible de se tromper lors de ce soir de fin mars. Le Het Nationale Ballet donne Le Lac des cygnes dans sa version de Rudi van Dantzig montée en 1988, et régulièrement reprise. Une production efficace, respectant la chorégraphie de Marius Petipa et Lev Ivanov, qui y insuffle un souci de la dramaturgie, transformant en moment narratif toute danse de divertissement. Dans le rôle principal d’Odette/Odile : Olga Smirnova, saluée donc comme la star qu’elle est dès son entrée en scène par de nombreux petits groupes répartis dans la salle. En février 2022, quand la guerre éclate en Russie, Olga Smirnova est à 30 ans la reine du Ballet du Bolchoï. Elle fait le choix incommensurable – car sans retour possible – de quitter son pays envahisseur pour l’Europe de l’Ouest. La danseuse pose ses pointes au Het nationale Ballet, compagnie avec qui elle était déjà en lien, soucieuse de travailler un autre répertoire. Depuis un an, la ballerine assure quelques dates par séries et part danser ailleurs, notamment à Monaco auprès de Jean-Christophe Maillot.
Et Odette/Odile, c’est son rôle. Car c’est à l’Académie Vaganova qu’Olga Smirnova s’est formée, l’école du Mariinsky patrie du Lac des cygnes. C’est là qu’elle a appris la danse avec cette façon si particulière de danser, même si elle n’a jamais été artiste de la compagnie pétersbourgeoise, partie pour Moscou dès l’obtention de son diplôme. Et dès son entrée lors du deuxième acte, salué donc par les Balletomanes néerlandais qui n’auraient raté cette soirée pour rien au monde, c’est un choc. Un choc esthétique, un choc musical, un choc des cultures. Olga Smirnova déploie ses bras comme des ailes, et c’est toute la Russie que l’on sent vibrer à travers ses mouvements, ce rapport si particulier à la musique, au lyrisme, au drame. Quelque chose qu’il est difficile à expliquer, mais que l’on comprend instantanément dès que l’on peut le voir. Cela m’est arrivé deux fois. Il y a une dizaine d’années face au Cygne d’Ouliana Lopatkina. Et ce soir-là, devant Olga Smirnova.
Et l’Étoile nous dévoile avec une infinie sensibilité ce qu’est la danse de Russie, la danse de Saint-Pétersbourg, la danse de La Vaganova. Qui est si différente de ce que l’on connaît, si unique. Et c’est une immense vague de mélancolie qui nous submerge quand Odette incline la tête. La danseuse semble comme se reconnecter à son enfance, son apprentissage, avec tout le vague à l’âme d’une déracinée, mêlant ses souvenirs aux intentions de son personnage. Depuis le début de l’invasion russe, il est impensable de revoir une troupe de ce pays en Europe, ou un artiste de ces Ballets invités dans nos villes. Alors quand pourrons-nous revoir Le Lac des cygnes avec cette école russe ? Peut-être jamais. Ce sentiment n’est que si peu de choses face aux horreurs concrètes de la guerre. Mais il plane ce soir-là, avec cette nostalgie d’un temps révolu. Olga Smirnova nous dévoile la Russie qu’elle chérie, pas celle qu’elle a fuie. Et elle reste l’une des rares à pouvoir aujourd’hui nous transmettre, à nous public occidental, cette puissante émotion artistique.
Au-delà de ces considérations peut-être un peu vaines, la danseuse propose un personnage d’une beauté à couper le souffle. Chacun de ses mouvements est hypnotisant par tant de pureté, par tant d’animalité. Les bras qui s’envolent, le dos qui se ploie, la tête qui se penche : tout semble nous rappeler ce qu’est Le Lac des cygnes, de ce qu’il est dans ses fondation quand on enlève toutes les couches. Mais le choc est rude face au reste du corps de ballet. Les danseuses du Het Nationale Ballet n’ont rien à se reprocher : elles sont ensemble, musicales, d’une forte technicité. Mais à côté de l’Étoile russe, tous leurs gestes semblent sonner creux, d’une raideur pénible, sans sens et sans lyrisme. Ce n’est pas une histoire de niveau, mais d’unité de danse impossible.
Le troisième acte apporte cependant un heureux contrepoint. Moins dans la stylisation absolue, plus dans la pure technique, le corps de ballet est plus en verve, d’autant que cet acte donne beaucoup à danser et proposer. Olga Smirnova accentue peut-être un peu moins ses tics de l’école russe pour se centrer sur un personnage démoniaque, hypnotique là encore, attirante à la sexualité non feinte. Quand le couple s’éloigne ainsi, l’on devine que ce n’est pas pour conter fleurette dans les jardins de la reine. Et quand ils reviennent pour leur coda finale – et quelle série magistrale de fouettés ! – lui le sourire aux lèvres, elle au regard éclatant de victoire, l’on comprend que l’union a été consommée. Le quatrième acte sonne comme un hommage à l’Étoile. Le corps de ballet se fait humble, laissant le champ libre à cette danseuse si unique, à sa danse si majestueuse et digne. La trame narrative reprend aussi vite le dessus, permettant à ce sentiment étrange face à ce si grand décalage de ne pas trop s’installer. Constantine Allen en Siegfried crédible, trouve la mort et la fin de ses idéaux dans une longue scène finale efficace et prenante.
Car si l’on vient à Amsterdam pour Olga Smirnova, la qualité de la troupe dans ce répertoire académique et l’intérêt de cette production ne sont pas à oublier. Tout en respectant la chorégraphie originelle, Rudi van Dantzig a voulu monter un Lac des cygnes où le rôle de Siegfried est plus étoffé. Le premier acte dépeint ainsi un Prince mal dans sa position, préférant sympathiser avec les paysans (dansé par des élèves de l’École de Danse). Un trio avec son meilleur ami Alexander et son précepteur Von Rasposen se forment. Constantine Allen et Sho Yamada jouent l’amitié franche, Raimondo Formini un tuteur soucieux, mais l’on sent que la partition laisse le champ libre à d’autres interprétations possibles. Les décors champêtres contrastent au formalisme pompeux du château du troisième acte. Rudi van Dantzig a aussi été soucieux de donner un sens à tout. Il n’y a pas, ainsi, de moment de divertissement pur : tout est là pour avoir une place dans l’action dramatique. Le pas de trois du premier acte se fait ainsi avec Alexander, et se transforme presque en pas de quatre avec Siegfried dans un vrai moment de séduction et de flirt. Au deuxième acte, la chorégraphie des cygnes est guidée par Von Rothbart, accentuant cet effet de domination. Le troisième acte, très (presque trop) long et riche de danse de caractère signées Toer van Schayk, donne un rôle particulier à chaque fiancée : l’une est timide et n’ose se lancer, l’autre est carrément aguicheuse. Chaque leader de danse de caractère a aussi sa propre petite histoire. Enfin le quatrième acte possède une grande lisibilité et une force dramatique puissante, porté par Constantine Allen qui fut tout du long un Siegfried brillant.
Il y a donc tant d’envie de revenir autour de ce Lac des cygnes. Peut-être avec une Étoile « Maison » et découvrir un peu mieux tous les ressorts de cette riche production. L’on comprend pourquoi Olga Smirnova a choisi le Het Nationale Ballet comme port d’attache. Sa vivacité dans les créations classiques, son répertoire varié et son haut niveau technique ont tout pour se nourrir artistiquement. La ballerine y gagne aussi une certaine liberté pour instaurer de belles collaborations artistiques, avec les Ballets de Monte-Carlo ou le Ballet de Hambourg. Mais il reste comme l’impression que, pour les grands ballets académiques, l’Étoile et la compagnie restent trop différentes pour vraiment faire corps. Et que le Het, aussi talentueux soit-il, n’est pas le meilleur écrin pour l’exceptionnel talent et la danse au-dessus de tout d’Olga Smirnova.
Le Lac des cygnes de Rudi van Dantzig (et Toer van Schayk pour les danses de caractère) par le Het Nationale Ballet. Avec Olga Smirnova (Odette/Odile), Constantine Allen (Siegfried), James Stout (Von Rothbart), Sho Yamada (Alexander), Raimondo Formini (Von Rasposen), Amanda Beck (la Reine), Yuanyuang Zhang et Salome Leverashvili (Pas de trois), Elisabeth Tonev et Jingjing Mao (deux Grand cygnes), Yvonne Slingerland, Emma Mardegan, Chloë Réveillon et Khayla Fitzpatrick (quatre Petits cygnes). Jeudi 30 mars 2023 à l’Opéra d’Amsterdam.
La saison 2023-2024 du Het Nationale Ballet est en ligne.
Madia Charlier
Quel bel article !!!! Il donne envie de se précipiter à Amsterdam mais aussi à se demander : à quand une invitation de Olga Smirnova à l’ONP ? Le Lac fait partie de la programmation 2023-24…
Amélie Bertrand
Pas d’autre invitée prévue la saison prochaine à part Marianena Nunez. Mais on croise les doigts !
Sgroi
Oui .merci UNsuper article si vibrante !! On vs crois sur parole .VIVAVaganova VIVA Tchaikovskij.ET.. LA TI RASSIA MAYA
Claudia
Intéressant! Récemment Olga Smirnova a dit quelque chose très proche de vos commentaires au sujet du Lac et de la nostalgie que ça lui provoque.
Concernant la question du meilleur écrin pour quelqu’un si exceptionnel tel que Olga Smirnova, je me demande si ça existe, car je n’arrive à la placer nul part aujourd’hui. Je l’ai vue sur ses deux dates en Bayadère à Rome, et là, bon, la disparité avec les autres était cruelle (même si Susanna Salvi lui a véritablement ténu tête: au moins de 15 plus petite mais à la personnalité gigantesque), on le savait. Mais j’ai trouvé un intellettualisme, une telle abstraction, une beauté quasiment mistique dans la danse de Olga Smirnova que je me demande quel est désormais sa place. Personnellement, je ne la vois plus trop bien dans le pur répertoire classique. Certe, elle ne donne pas du tout l’impression d’être « performer » ni « entertainer », et franchement j’arriverais même à recommander de voir d’autres danseurs pour se faire plaisir dans ce répertoire.
Je pense qu’elle puisse aussi se poser la question, qui me semble, de plus, indépendante de son statut d’expatriée. Lopatkina était une catégorie intellectuelle et physique à soi aussi, et elle en avait fait un point de force et se limitait dans « son » théâtre et son répertoire presque uniquement. Il doit être difficile pour une artiste de tel calibre, au sommet de son art, de choisir une bonne direction. J’espère vraiment que Olga Smirnova ait l’intelligence, la chance et l’aide pour la trouver.
Amélie Bertrand
Merci pour votre retour. Je suis tombée sur cette interview après avoir écrit la chronique, et cela m’a beaucoup interpellé. A-t-elle vraiment fini son chemin dans le classique ? Son cheminement personnel est forcément compliqué. En tout cas, elle a trouvé avec JC Maillot une source formidable d’évolution.