[Le Temps d’aimer 2023] Hessisches Staatsballett – Goecke / Harriague / Imre & Van Opstal / Dadon
Le Temps d’aimer la Danse, dirigé par Thierry Malandain, aime toujours inviter des troupes que l’on ne voit pas forcément partout. Cette édition 2023 a ainsi mis à l’honneur le Hessisches Staatsballett, compagnie allemande commune aux villes de Wiesbaden et Darmstadt, qui n’était encore jamais venue en France. Avec deux programmes et quatre chorégraphes, la compagnie a marqué le coup, entre des interprètes d’excellence, beaucoup de fortes personnalités et une belle cohésion de groupe. Les quatre œuvres présentées n’étaient pas toutes absolument abouties. Mais chacune avait à cœur de s’appuyer sur les artistes, de mettre en avant leur puissance technique comme leur singularité. Une séduisante découverte.
Créé en 1990, Le Temps d’aimer la danse n’a cessé d’évoluer. C’est aussi l’une des raisons de son succès, de toujours réfléchir à avancer et s’adapter. La programmation à la fois exigeante, éclectique et populaire de Thierry Malandain remplit les salles. Et les nombreux événements en plein air, de la Gigabarre face à l’Océan aux répétitions publiques, à chaque fois très suivis, donnent le sentiment d’une ville habitée par la danse pendant ces dix jours des festival. Depuis 2022, les spectacles se déroulent aussi en dehors de Biarritz, pour rayonner sur le territoire basque. Et par souci écologique, l’on ne fait plus forcément venir une troupe de loin pour une seule date. C’est ainsi que le Hessisches Staatsballett, jeune compagnie allemande fondée il y a neuf ans, a proposé deux spectacles d’affilée, pour en tout quatre propositions artistiques bien distinctes et permettant de découvrir un peu mieux cette belle troupe pleine de talents. Dirigée depuis 2020 par Bruno Heynderickx – passé un temps par la compagnie de Thierry Malandain dans les années 1990 – la compagnie compte aujourd’hui 28 danseurs et danseuses de toutes nationalités, forgés à la technique classique durant leur formation mais tournés vers un répertoire néo et contemporain. On retrouve ainsi à l’affiche de la troupe les incontournables chorégraphes que les compagnies de ballets s’arrachent, comme Crystal Pite ou Sharon Eyal. Une ligne artistique un peu trop attendue pour le Hessisches Staatsballett ? Peut-être. Mais au vu de ces deux spectacles, elle est très intelligemment menée, mettant toujours au cœur ses formidables interprètes, à la fois à la technique affûtée et virtuose et tous et toutes dotées d’une personnalité scénique singulière et puissante.
Le duo qui ouvre la première soirée, Midnight Raga de Marco Goecke, en est d’ailleurs un bon exemple. Si le chorégraphe est désormais persona non grata suite à des comportements agressifs envers une journaliste, ses pièces continuent d’être dansées, tant elles apportent une belle matière aux danseurs et danseuses. Inspirée par la musique de Ravi Shankar, la pièce est en flux tendu pendant ses 12 minutes, d’une implacable virtuosité du mouvement jouant sur les isolations. Les deux danseuses, Kenedy Kallas et Rita Winder, y sont d’une intensité dramatique permanente, apportant un souffle d’urgence, une beauté dans chaque geste saisissante. C’est percutant, virtuose, acéré, et ça s’arrête juste avant de commencer à se répéter. Lors de sa création en 2017 au NDT, la pièce comportait de lourds costumes. Place à l’épure ici : les deux artistes sont en shorty chair et torse nu. Plus exactement, elles portent un très fin justaucorps, qui semble être là pour leur confort, mais le rendu pour le public est vraiment celui de la nudité du haut du corps. Dans l’immense majorité des compagnies, si les danseurs sont tors nu, les femmes ont droit à une brassière de couleur chair. La société a tellement hypersexualisé le corps de la femme que, même dans la danse, un sein d’homme peut être montré mais un sein de femme doit être caché. Même si cela a déjà été fait, chez Jiří Kylián par exemple, se présenter pour une danseuse de ballet torse nu, dans une pièce qui n’est en rien dans la séduction, est presque un acte militant. L’on ne peut que remercier les danseuses de la troupe pour ce choix.
Of Prophets and Puppets de Martin Harriague est dans une veine radicalement différente. Place à une ambiance cabaret – le maître de cérémonie n’est pas sans rappeler celui justement de Cabaret – à l’outrance des écrans et des shows télévisés avides de buzz. Inspiré d’un article de presse suspectant Greta Thunberg d’être manipulée de ses parents, le chorégraphe invente un objet théâtral surprenant et étonnant, qui mêle le jeu, la danse (un peu) et les marionnettes. Plus exactement celle de la jeune militante écologique et de Donald Trump. À travers des bouts de discours des deux protagonistes, il monte une farce grinçante sous forme de débat entre ces deux figures médiatiques, autour du poids des images, des fake news et des emballements des réseaux sociaux. Avec un sens de la mise en scène, de la dramaturgie et de l’absurde qu’on ne lui connaissait pas forcément. Je suivais l’œuvre de Martin Harriague qu’à travers ses créations pour le Malandain Ballet Biarritz. L’on y sentait la possibilité, le talent, mais en y cherchant encore une personnalité propre. Avec Of Prophets and Puppets, le chorégraphe marque une véritable personnalité artistique et un projet abouti, allant au bout de son idée.
Mais paradoxalement, si la pièce est réussie, l’on n’est pas sûr qu’elle soit le plus à sa place au Hessisches Staatsballett. L’engagement théâtral est fort, celui des corps un peu moins. On le trouve d’ailleurs bien moins dans les chorégraphies proprement dites – d’inspiration Broadway-jazz, mais ne cherchant pas à en faire quelque chose de particulier – que dans la manipulation des marionnettes, assurée à chaque fois par deux artistes : des gestes minutieux et précis pour animer Greta Thunberg, de larges mouvements puissants pour faire donner vie à Donald Trump. Et si les talents dramatiques des artistes de la troupe sont mis en valeur, leurs capacités techniques – tout de même assez formidables – sont oubliées. Martin Harriague est un chorégraphe en pleine évolution. Mais plus que vers une compagnie traditionnelle, l’on aurait envie, après avoir vu cette pièce, de le voir diriger une comédie musicale, une revue ou une pièce de théâtre. Un parcours dans tous les cas à suivre.
Le deuxième programme s’ouvre un peu dans la même ambiance que le premier, avec une oeuvre dépouillée : I’m Afraid to forget your smile du duo Imre & Marne van Opstal, que l’on a découvert en France il y a quelques mois avec la GöteborgsOperans Danskompani. Comme pour le duo de Marco Goecke, il y a les même costumes shortys chair et torse nu pour les six danseurs et les danseuses, la même idée de pousser la technique des corps dans une virtuosité d’une précision extrême. Les musiques restent dans une certaine épure, toutes d’une tonalité sombre et là encore sans fioriture. La danse de Ramon John, qui ouvre la pièce avec beaucoup de percutant, n’a cependant rien d’atone. D’une physicalité impressionnante et unique, il occupe l’espace dès son premier geste, intense, semblant porter en lui le drame de la finitude de l’être humain. Puis les cinq autres interprètes lui répondent, font corps et groupe, toujours dans une gestuelle complexe et rapide, dans une certaine idée de mise en danger aussi. Cependant la puissance dramatique se fait moindre. Peut-être un peu plus concentrés sur les difficultés de la chorégraphie, les interprètes ont parfois du mal à faire autre chose qu’une performance purement technique. Peu aidée par les musiques choisies, certes profonde mais assez arides tout de même, la pièce devient vide assez froide, purement technique. Seul Ramon John y apporte pleinement une humanité profonde qui transcende le tout. Il en reste la figure marquante de I’m Afraid to forget your smile.
Encore un Boléro ! Les chorégraphes ne s’épuisent donc jamais à s’emparer de cette partition qui fait fantasmer tant de créateurs et créatrices. L’idée de Eyal Dadon, chorégraphe israélien venu de la Kibbutz Contemporary Dance Company, est de s’amuser avec le fameux climax du Boléro. Pour démarrer, il déconstruit ainsi gentiment la partition de Ravel pour un superbe solo porté par le formidable Tatsuki Takada. La musique est redécoupée : elle met parfois plus en valeur une phrase musicale, parfois les basses marquant le rythme lancinant, répètant une phrase musicale. C’est le Boléro tel qu’on le connaît, mais qui semble parfois comme sursauter, revenir en arrière, ne pas marcher droit. La danse est à cette image. Puis le groupe fait son apparition, sur la musique cette fois-ci non retravaillée. Le chorégraphe mêle habilement effets de répétitions et de canons entre le soliste et le groupe, fait intervenir un événement perturbateur. C’est fait très efficacement, même s’il manque un liant à l’ensemble pour créer un tout, et non pas un ensemble de phrases chorégraphiques, parfois bien trouvées, parfois plus attendues. Eyal Dadon réussit cependant quelques pirouettes, dont un final pour le moins non dénué d’humour. Et garde toujours en tête l’idée de mettre d’abord en avant les interprètes et leur singularité. Qui, au Hessisches Staatsballet, sont dans la grande excellence.
Le Hessisches Staatsballett au festival Le Temps d’aimer la danse de Biarritz.
Midnight Raga de Marco Goecke, avec Kenedy Kallas et Rita Winder ; Of Prophets and Puppets de Martin Harriague, avec Daniel Myers, Vanessa Shield, Sayaka Kado, Leilyn Kennedy, Aurélie Patriarca, Mei-Yun Lu, Masayoshi Katori, Jorge Moro Argote, Taulant Shehu et Tatsuki Takada. Vendredi 15 septembre 2023 au Théâtre du Casino de Biarritz.
I’m Afraid to forget your smile de Imre & Marne van Opstal, avec Daniel Myers, Francesc Nello Deakin, Ramon John, Masayoshi Katori, Sayaka Kado et Rita Winder ; Boléro de Eyal Dadon, avec Tatsuki Takada, Greta Dato, Daniela Castro Hechavarria, Vanessa Shield, Margaret Howard, Meilyn Kennedy, Ludmila Komkova, Kenedy Dallas, Aurélie Patriarca, Marie Ramet, Alessio Damiani, Jorge Moro Argote, Alessio Pirrone, Yamil Ortiz, Taulant Shehu et Matthias Vaucher. Samedi 16 septembre 2023 au Théâtre de la Gare du Midi de Biarritz.
bonnec
Bonjour, merci pour cette analyse. pour ma part je suis passée complètement à cote…. Si j’ai apprécié la chorégraphie et la technique des danseurs dans I am afraid to forget your smile, j a’i trouvé la musique tellement horrible que ca m’a gâché le plaisir d’être dans la salle..; Idem le Bolero… version discutable, surtout au début avec la flute a bec aux fausses notes, c’était très bizarre… quant à la chorégraphie… je l’ai trouvée quasi inexistante à part le solo en effet…. quel dommage de ne pas avoir exploité ces magnifiques danseurs. Mais bon, c’est une première et on ne peut que féliciter Biarritz et les organisateurs de ce festival et je suis tout de même contente d’avoir découvert cette compagnie!
Amélie Bertrand
Merci de votre retour, les avis divergents font la richesse de cette communauté :). La musique n’était effectivement pas des plus simples pour la première pièce.