La santé du danseur : où en est-on en France ? Le point avec Aurélie Juret, médecin du Malandain Ballet Biarritz
Le festival Le Temps d’aimer la danse, outre ses nombreux spectacles, a aussi organisé pendant cette édition 2023 un Forum sur la santé du danseur/de la danseuse, réunissant de nombreux professionnels du secteur. Longtemps restée impensé par les compagnies, le soin des artistes chorégraphiques a vraiment connu en France un essor depuis 2010 – bien tardivement par rapport à d’autres pays – quand le Malandain Ballet Biarritz fut la première troupe de ballet en France à se doter d’un staff médical. L’apprentissage de la santé des danseurs et danseuses est aujourd’hui une étape obligatoire des écoles professionnelles. Mais beaucoup de compagnies françaises accusent cependant un retard, alors que les moyens à mettre en œuvre ne sont pas forcément ni très compliqués, ni très onéreux.
Alors où en est la santé du danseur et de la danseuse en France aujourd’hui, 14 ans après ses véritables débuts ? Quelles sont ses pistes d’ouverture et de travail dans le futur ? Comment les danseurs et danseuses perçoivent-ils ces enjeux pour leur santé ? Aurélie Juret, médecin du sport au Malandain Ballet Biarritz depuis 2010, fait le point et nous explique les enjeux du soin, parfois encore trop peu pris en compte dans certaines compagnies de danse.
Le Malandain Ballet Biarritz a mis une équipe médicale en place en 2010. Ce fut la première compagnie en France à le faire. Comment cela s’est-il passé ?
Je suis médecin du sport, et par bouche-à-oreille, j’ai reçu dans mon cabinet deux artistes de la troupe, que j’ai accompagnés dans le soin et leur retour en scène. Cela s’est tellement bien passé que d’autres danseurs et danseuses sont venues me voir. Puis la compagnie m’a contacté avec un problème concret : sur la quinzaine d’artistes que comptait la troupe à l’époque, cinq étaient blessés. L’œuvre ne pouvait donc pas être la même en scène, c’était un vrai problème. C’était aussi de façon plus globale une volonté de Thierry Malandain et d’Yves Kordian, le directeur délégué de la compagnie, de se soucier du bien-être et de la santé de leurs danseurs et danseuses. S’ils sont en forme et qu’ils sont sur scène, la représentation n’est pas en péril.
Vous-même, que connaissiez-vous à la danse ?
Je n’y connaissais rien du tout ! Dans mon cabinet, je suivais des sportifs et sportives de tout niveau, du champion du monde au joueur du dimanche. Sur la côte basque, on a beaucoup de pratiquants de surf, pelotes, golf, rugby et hand, des traileur-se-s aussi. Voir arriver dans mon cabinet des danseurs et danseuses a été une surprise et une belle rencontre. Et puis j’ai été tellement touchée quand j’ai découvert ces artistes en scène ! Je trouvais les chorégraphies de Thierry Malandain magnifiques, les artistes magnifiques. J’ai été tellement remuée par ce qui se jouait sur scène que j’ai voulu les porter, les aider pour que tout cela puisse rester aussi puissant.
À l’époque, personne dans le monde de la danse ne voyait ces artistes comme des sportifs de haut niveau. Est-ce que les mentalités ont été compliquées à changer ? Cela a-t-il été plus dur avec les équipes ou avec les danseurs et danseuses ?
Tout le monde au Malandain Ballet Biarritz, quelle que soit sa position dans la hiérarchie administrative ou artistique, était dans cette démarche. Il y avait une volonté commune de prendre soin des danseurs et danseuses, cela a été la clé de la réussite. Et une relation de confiance s’est mise en place. Les maîtres de ballet ont tout de suite été dans une démarche de santé, ce sont parfois eux qui encouragent les artistes à venir me voir, quand ils repèrent en cours de danse de petites désorganisations ou des compensations.
Les danseurs n’ont souvent pas confiance de prime abord dans le personnel de santé, parce que notre réponse à leurs problèmes est en général : « Tu as mal, tu t’arrêtes« . Et ce n’est pas ce qu’ils veulent entendre. Leur proposer une réponse adaptée a mis en confiance. Et puis c’est une histoire de pédagogie. Il faut expliquer que plus une danseuse attend, plus la blessure sera grave et plus elle sera arrêtée. Une contracture demande cinq jours d’arrêt. Si ça se transforme en déchirure, cela peut aller jusqu’à huit semaines.
Dans la danse, on ne peut pas montrer l’effort. C’est le contraire du sport où l’effort est glorifié.
Quelles sont les différences entre le monde du sport et celui de la danse, de votre regard de médecin ?
Les traumatismes sont les mêmes, une entorse reste une entorse, même s’il y a en plus dans la danse l’hyperlaxité des corps et l’hypermobilité articulaire. La grande différence reste la transcendance que va avoir le danseur, qui va au-delà de son corps, et qui renvoie à une notion de douleur différente de celle du sportif. Une danseuse va consulter parce qu’elle ne peut plus danser, pas parce qu’elle a mal. On leur a appris ainsi à quel niveau de douleur ils devaient venir nous voir, à quel niveau s’arrêter, avec une échelle de douleur de 1 à 10 qui existe dans la médecine et que l’on a un peu adaptée. C’est le danseur qui se connaît le mieux, qui peut sentir s’il y a quelque chose qui n’est pas comme d’habitude. À nous de leur apprendre que c’est à ce moment-là qu’il faut venir consulter, pas quand il ne peut plus danser. Dès qu’une danseuse ou un danseur comprend qu’il va être accompagné dans le soin avec des solutions adaptées, tout va très vite.
Pour moi, le danseur est un athlète de haut niveau qui s’ignore, ou qui choisit de l’ignorer. Quand la danseuse est sur scène, il faut que son mouvement à haute intensité soit beau, facile, élégant. On ne peut pas montrer l’effort. C’est le contraire du sport où l’effort est glorifié.
Comment s’est mise en place l’équipe ? Comment fonctionnez-vous depuis ?
Ce staff médical a été lancé en 2010-2011 avec trois personnes : moi la médecin du sport, Jean-Baptiste Colombié le kiné et Romuald Bouschbacher l’ostéopathe. Nous venons sur place, accompagnons la troupe en tournée. La compagnie nous paye un certain nombre de vacations par an, que nous calons en début de saison avec Yves Kordian : à quel moment la compagnie aura-t-elle le plus besoin de nous ? Quelles seront les périodes où il y aura le plus de risques de blessures ? Où il y aura un fort enjeu physique, artistique, financier ?
Les danseurs et danseuses peuvent venir aussi à notre cabinet. Et nous avons mis en place un réseau prioritaire de soins : podologues, radiologues, mais aussi psychiatres, psychologues ou sophrologues qui peuvent recevoir très rapidement les artistes de la troupe, selon leurs besoins. Idem pour des professions de santé pas forcément directement liées à la danse, comme les gynécologues, dermatologues ou ophtalmologues, des spécialités qui demandent souvent six mois de délai pour un rendez-vous. Avec le calendrier des tournées de la troupe, c’est très compliqué pour les artistes de programmer ce genre de chose, ce réseau permet de débloquer des créneaux facilement. L’important est d’avoir une bonne réactivité.
Quels effets sur la santé des danseurs et danseuses avez-vous pu constater avec la mise en place de ce système ?
En deux ans, nous avons eu 50 % de blessures en moins. J’ai vu deux fractures de fatigue sur les trois premières années, je n’en ai plus vues depuis. Pendant les deux premières années, nous avons épongé tous les problèmes chroniques. Puis on a reconstruit. Nous étions donc au début uniquement dans le curatif, maintenant nous sommes aussi dans le préventif : comment éviter la blessure, éduquer à repérer les signaux d’alerte, apprendre à consulter tout de suite. Pour ne jamais devoir s’arrêter. Nous faisons systématiquement un bilan en début et en milieu de saison avec chaque artiste. Il y a un versant curatif, aussi pour des nouveaux danseurs qui n’avaient pas forcément de suivi médical sérieux dans leur précédente structure. Mais nous leur demandons aussi leurs objectifs artistiques. Que veulent-ils gagner sur scène : sauter plus haut, avoir plus d’endurance ? Et voir comment, ensemble, avec une bonne préparation physique et des soins, il ou elle peut y arriver.
Pour vous, quelle est la meilleure solution de soin au sein d’une compagnie de danse ?
Le modèle idéal reste un binôme médecin du sport-kinésithérapeute. Je peux faire les meilleurs diagnostics, si le-la kiné n’est pas là avec ses techniques de soins, il ne se passera rien. À l’inverse, s’il y a seulement un-e kiné, il va manquer le-la médecin pour faire les diagnostics, juger de la gravité, prescrire des examens complémentaires. L’un sans l’autre, ce n’est pas suffisant. C’est ensemble que l’on apporte une solution, c’est une danse de couple !
En deux ans, nous avons eu 50 % de blessures en moins.
Beaucoup de compagnies vont avancer l’argument financier pour ne pas avoir de véritable équipe médicale, que cela coûte trop cher, que c’est compliqué à financer alors qu’elles se battent déjà pour des postes de danseurs et danseuses en plus. Concrètement, cela coûte combien de mettre ce genre de staff en place ?
D’abord, la direction d’une compagnie peut choisir de travailler préférentiellement avec un ou deux médecins du sport, qui peuvent s’engager à recevoir les danseurs et danseuses très rapidement à leur cabinet. Cela ne coûte rien à la troupe et les artistes ont leurs consultations remboursées par la Sécurité sociale. Mais, notamment dans les grandes villes, le cabinet du médecin du sport peut être très éloigné du lieu de travail de la compagnie : si la danseuse doit rajouter deux heures de transport après sa journée de répétition, c’est compliqué pour elle.
Il est donc important que le-la médecin du sport puisse venir dans la compagnie : c’est cela qui va rendre le soin facile d’accès. Mais pour que le médecin ait le droit de se rendre dans la structure, l’institution est obligée de rémunérer ce professionnel de santé. Elle n’est pas obligée de le salarier : elle peut lui demander de faire une vacation. Une vacation d’une demi-journée coûte entre 300 et 400 euros. Si le médecin du sport vient une demi-journée tous les 15 jours, un rythme de base, cela revient à 7.000 euros l’année. Pour ce budget, une compagnie peut donc avoir un médecin sur son lieu de travail régulièrement. Le fait qu’il soit sur place, qu’il ait sa structure, permettra un accès bien plus facile au soin, les danseurs et danseuses pourront venir lui parler plus facilement, il pourra mettre en place des ateliers pédagogiques, etc. Et pourquoi pas aussi monter des études scientifiques : cela coûte cher, mais l’on peut passer par des universités ou des mécènes privés.
Est-ce que les collectivités ne pourraient pas subventionner ce budget pour le soin dans leur structure de danse ? 7.000 euros est toujours un coût, mais cela ne me semble pas fou comme budget de base, cela peut être accessible. Et c’est aussi la responsabilité de l’employeur – pour les danseur-se-s : l’État, la Ville, les collectivités – de veiller à ce que leurs salariés soient en bonne santé. Il faut faire bouger les lignes.
Plus de dix ans après l’arrivée de la médecine de la danse en France, les écoles supérieures ont toutes un suivi de santé sérieux. Les jeunes artistes arrivant sur le marché du travail sont donc sensibilisés à ces questions de soins. Mais force est de constater que, si certaines compagnies ont mis en place des équipes de soin, beaucoup d’autres n’ont pas encore vraiment franchi le cap…
Les mentalités sont en train de se développer. Xavière Barreau, la médecin du sport du Ballet de l’Opéra de Paris, fait un travail incroyable. Cette compagnie sert de référence dans le milieu de la danse, elle peut motiver d’autres structures à bouger : si ce système prend, c’est qu’il a un intérêt !
Quels sont vos nouveaux objectifs pour l’équipe médicale du Malandain Ballet Biarritz ?
Le Malandain Ballet Biarritz est un CCN, il a donc aussi un travail de la diffusion vers la collectivité à effectuer. Et Thierry Malandain, qui est un fer de lance sur ce sujet, veut aussi diffuser la médecine de la danse sur le territoire. Nous allons donc dans les conservatoires et les écoles de danse pour former les jeunes danseurs et danseuses de la région. Les professeurs de danse sont de bons relais. Il faut ouvrir le soin au maximum !
Ce que je veux, c’est que l’accès du soin à un danseur ou une danseuse soit rendu facile. Le CND fait beaucoup de choses. Mais c’est aussi au monde politique de prendre ce sujet en compte. Il y a encore trop de différences entre le monde du sport et le monde des arts. J’ai un exemple simple : au sein d’une collectivité, une sportive aura facilement accès à une piscine, un stade, une piste d’athlétisme, un terrain de tennis, un fronton. Par contre un danseur intermittent n’aura pas accès à un studio de danse pour s’entraîner. On ne pourrait pas avoir un studio de danse ouvert et accessible ? A l’échelle des collectivités, c’est quelque chose de simple. Cela permettrait aux intermittents d’avoir un entraînement plus régulier, dans de meilleures conditions, et qu’ils soient donc moins soumis à un risque de blessure. Mais il y aurait plein d’autres solutions.
Plus globalement, vers quoi se dirige la médecine de la danse aujourd’hui ?
Nous travaillons sur le micro-traumatisme répété, qui cause deux tiers des blessures et qui va faire le lit des arthroses. Nous avons comme objectif que ces artistes dansent le plus longtemps possible, qu’ils aient les carrières les plus belles. Mais aussi qu’ils ne soient pas cassés et brisés après leurs adieux à la scène. Comment peut-on améliorer leur avenir à moyen et long terme en baissant leur arthrose ? Comment faire en sorte que le danseur danse le plus longtemps possible, qu’il termine sa carrière avec le moins de séquelles possible, et que son après-carrière soit la moins abîmée possible ? Nous connaîtrons l’efficacité de notre travail actuel dans quelques années. Aujourd’hui, nous pensons aussi à l’après.
Sabrina Marnet Letellier
Merci pour cet article! Ancienne danseuse classique, je suis maintenant nutritherapeute et je milite aussi avec d’autres collègues et au sein d’associations (Apsart dans le Nord et maintenant Dance and Care sur Lyon) pour justement sensibiliser les danseurs à l’importance de l’alimentation, à l’hygiène de vie, …etc. A mon époque et encore maintenant, l’alimentation est souvent la dernière roue du carosse du danseur et en résultant de nombreuses blessures mais aussi soucis de concentration ou encore de gestion du stress. Et c’est vrai que la France est assez loin derrière ce qui se fait en Angleterre ou aux États Unis en matière de santé du danseur.
Merci pour cet article!
Taboga
Dans le monde le la danse en France surtout…tout doit commencer dès la période de l enseignement après aux professeurs à détecter les anomalies…dans l école ou je travaillais nous avions et étions en relation avec une ostéopathe et podologue …je pense qu on était la seule à travailler ainsi..c est pour ça que la’formation DE doit être plus approfondie dans le domaine anatomique…il faut une compréhension des responsables de cies à la gestion humaines dans la production chorégraphiques comme dans toutes équipes professionnelles sportives
Virginie
Maman d’une jeune danseuse étudiante en danse classique au CNSMDP, je vois le travail quotidien que s’impose un danseur.
Cette structure est équipée d’un pôle médical : médecin du sport, kiné, ostéopathe, nutritionniste, infirmière et psychologue, salle de sport avec des équipements adaptés aux danseurs. Cela a été mis en place par le précédent directeur de la danse, M. Andrieux.
De plus, les étudiants ont, chaque semaine, des cours complémentaires à la danse tels que AFMDC (analyse fonctionnelle du mouvement dansé permettant au danseur se prendre conscience de son corps), renforcement musculaire, yoga…
Ce pôle supérieur d’études a déjà compris la nécessité de la sensibilisation et l’éducation du danseur sur la connaissance de leur corps, leur outil de travail.
M. Andrieux, aujourd’hui directeur du Ballet de Lyon, s’est donné pour première mission, d’équiper la compagnie d’un pôle médical.
Tous les espoirs sont fondés pour les gosses évoluent. Pour cela, il faut en parler plus !