Age of Content de (La)Horde – Ballet national de Marseille
(La)Horde et le Ballet national de Marseille continuent leur cheminement artistique commun, avec la création Age of Content, une belle et nouvelle étape. L’on quitte la pure énergie de Room with a View pour une écriture chorégraphique plus marquée, où les interprètes de la compagnie et leurs immenses qualités sont bien plus au centre que le concept en lui-même. S’inspirant des langages d’Internet et des réseaux sociaux, Age of Content joue sur la frontière floue entre corps réels et ses avatars du virtuels. Le tout connaît parfois des cassures de rythmes. Mais la pièce n’en reste pas moins percutante à bien des endroits, formant un tout séduisant, où les interprètes (re?)retrouvent leur juste place. Une belle étape pour la troupe comme le collectif et leur travail collégial.
La première création de (La)Horde pour le Ballet national de Marseille, que le collectif dirige depuis 2019, avait créé une émulation dans le public. Porté par la musique de Rone, Room with a View était un grand moment de puissance collective. Mais l’on était plus dans la forme d’un concert dansé, où la danse, l’écriture chorégraphique en étaient le parent pauvre et les danseurs et danseuses de la troupe sous-utilisées. Difficile ainsi de s’en contenter. À cet égard, la nouvelle pièce de (La)Horde pour le Ballet national de Marseille – Age of Content, créée à la Biennale de la Danse de Lyon – a pu désappointer les fans de Room with a View. Impression confirmée d’ailleurs en tendant l’oreille à la sortie du spectacle. Mais pour la danse à proprement parler, et l’utilisation des interprètes virtuoses de la compagnie, il y avait là un vrai pas en avant. Le rythme se perd un peu, les facilités sont parfois un peu trop manifestes. Mais l’on a – enfin ? – l’impression d’un collectif de chorégraphes en véritable lien avec ses danseuses et danseurs, leur offrant une matière, un langage à véritablement s’emparer pour s’exprimer pleinement.
Pour Age of Content, (La)Horde s’est emparé d’un sujet largement d’actualité : les frontières poreuses entre corps réels et corps virtuels. Les filtres, les personnages de jeux vidéo copiant la gestuelle humaine, les retouches, tout ce qui rend floue la différence entre l’être humain et son avatar de pixel. À vrai dire, même en ayant lu la feuille de salle avant l’ouverture du rideau, je n’ai pas forcément retrouvé toutes ces thématiques en scène. Mais qu’importe. Age of Content est à bien des égards une pièce puissante, mystérieuse, surprenante, hypnotique parfois, où chaque interprète trouve sa place dans toute son identité. C’est finalement le plus important : être saisie par une pièce, être interpellée, bien plus que de décrypter les intentions initiales des chorégraphes, qui quelque part n’appartiennent qu’à eux et elles.
Tout commence dans un hangar dont on pressent qu’il n’est pas un lieu de sécurité. Deux danseuses entrent en scène et commencent un drôle de trio avec une carcasse de voiture télécommandée, et animée par un artiste sur le côté du plateau, en retrait mais bien visible. C’est d’abord un combat qui s’engage entre les deux interprètes et la machine. Puis la danse devient comme un jeu, un véritable trio où l’on se répond et où la voiture semble comme prendre vie. Voilà la première saynète d’une quantité d’autres se succédant sur le plateau. L’on est parfois dans la référence aux scènes de combat des gros films d’action. Puis l’on part dans la réalité virtuelle, avec une danseuse adoptant la gestuelle d’un personnage de jeu vidéo… lui-même créé en imitant la gestuelle humaine. Le travail du corps est troublant, jouant justement sur cette frontière entre réel et avatar, entre personnages de chair et de sang ou de fiction. L’on dérive vers un clip de rap avec parfois la vulgarité qui va avec. L’on part vers un Défilé de mode sur la musique de Philipp Glass, qui instantanément me fait penser à la faune citadine et nocturne de Glass Pieces de Jerome Robbins, adaptée aux codes du XXIe siècle. Tout s’enchaîne et tout va très vite. L’on n’est pas loin parfois de l’impression de scroller de story en story, avec l’effet zapping qui peut devenir pénible. Mais c’est bien la base du langage des réseaux sociaux aujourd’hui. Et ce qui pourrait n’être qu’un enchaînement sans queue ni tête devient au final un véritable portrait collectif, un récit du groupe fait de multiples expériences et personnalités arrivant chacune à s’exprimer. C’est aussi une certaine photographie du web des années 2020, qui forment façonne notre monde, et en particulier sa jeunesse.
Jeunesse, c’est bien ce qui plane sur Age of Content, mais plutôt celle pessimiste du post-Covid, faite de désillusions, de fatigue face aux réseaux sociaux, d’impuissance lasse face à l’intrusion du virtuel. Le groupe retrouve finalement toute sa joie quand il se débarrasse de ses avatars pour faire ensemble puissamment partie de la réalité. Et l’on n’est même plus très loin de l’ambiance comédie musicale pour la dernière grande scène, exultante et joyeuse. L’écriture chorégraphique assemble ici des motifs chorégraphiques trouvés sur Tik Tok, grande plateforme de tubes dansés aussi vite oubliés qu’ils sont regardés. Il y a l’énergie brute de ces vidéos, un certain défaut d’écriture aussi. Si ce dernier moment serait resté court, cela aurait été parfait. Mais il s’étire jusqu’à lasser, retombant dans le défaut de prévaloir l’énergie sur l’écriture des corps. Le rythme est d’ailleurs le défaut de cette pièce : certaines idées ne sont qu’effleurées quand d’autres thèmes sont étirés jusqu’à plus soif. N’empêche, Age of Content intrigue et interpelle. La rencontre entre le Ballet national de Marseille et (La)Horde ne pouvait pas se faire d’un coup de baguette magique. Voilà avec cette création un nouveau palier de franchi entre le collectif et la compagnie, qui annonce pour les deux parties un futur créatif plus que réjouissant.
Age of Content de (La)Horde par le Ballet national de Marseille au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon. Avec Sarah Abicht, Nina-Laura Auerbach, Alida Bergakker, Izzac Caroll, João Castro, Titouan Crozier, Myrto Georgiadi, Nathan Gombert, Eddie Hookham, Nonoka Kato, Yoshiko Kinoshita, Amy Lim, Jonatan Myrhe Jorgensen, Aya Sato, Paula Tato Horcajo, Elena Valls Garcia, Nahimana Vandenbussche et Antoine Vander Linden. À voir du 5 au 8 octobre au Théâtre du Châtelet, en tournée dans toute la France cette saison.