On ne fait pas de pacte avec les bêtes – Justine Berthillot et Mosi Espinoza
On ne fait pas de pacte avec les bêtes : c‘est le titre intrigant et large de promesses de la dernière création de Justine Berthillot, spectacle porté par l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône. Associée à son partenaire Mosi Espinoza, elle propose ce spectacle qui éclate les cadres traditionnels des genres artistiques et de la représentation dans un désir de faire œuvre totale. En se déclinant en trois temps : sur scène, à l’écran et dans une exposition photographique. Armés de leur savoir-faire circassien et chorégraphique, Justine Berthillot et Mosi Espinoza livrent un spectacle politique qui a pour objet la forêt amazonienne péruvienne, l’immense fleuve qui la traverse, les populations qui l’habitent et les fantômes qui la hantent, des colons d’hier à ceux qui la détruisent encore aujourd’hui. Opéra écologique trempé dans une verve onirique mêlant danse, théâtre et acrobatie, On ne fait pas de pacte avec les bêtes se vit comme un voyage sensible dans l’histoire et le présent de la forêt amazonienne péruvienne.
Il y a quelque chose de l’ordre de l’autobiographie dans le spectacle hybride et multiple On ne fait pas de pacte avec les bêtes. Justine Berthillot et Mosi Espinoza ont l’une et l’autre une formation de circassien, acquise pour elle au Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, pour lui au Pérou où il est né mais aussi à l’École Nationale des Arts du Cirque de Rosny-sous-bois. Il se passionne et se forme à la photographie. Elle lorgne du côté de la littérature et de la danse pour nourrir ses créations. Ces parcours se racontent aussi dans ce spectacle qui nous emmène dans les tréfonds de la forêt amazonienne du Pérou. Tout commence avec des projecteurs ciblés vers le public qui empêchent de voir le plateau. Procédé pour conserver la surprise étonnante d’une scénographie conçue par James Brandily et qui se voit comme une métaphore foutraque de la forêt amazonienne et de son histoire, entre pirogue échouée et tronc de lupuna, arbre géant.
Dans ce bric-à-brac coloré surgit un couple aux visages recouverts de masques péruviens, conçus pour la danse traditionnelle baptisée Chonguinada. Une danse imaginée pour se réapproprier la période coloniale quand les blancs venus d’Europe se sont emparés des richesses du pays, cet eldorado que l’on retrouve dans les références revendiquées par Justine Berthillot et Mosi Espinoza. Dans une succession de saynètes annoncées en français et en espagnol, le couple, qui sait se faire transformiste à l’occasion pour incarner les personnages qui peuplent l’Amazonie, parle avec leurs corps, entremêlés, ne faisant plus qu’un tel un drôle d’animal à quatre pattes, ou dans une démonstration d’acrobaties qui nous font passer d’un paysage l’autre. On y croise des colons blancs, le personnage fictif et réel d’Aguire dépeint dans le film du cinéaste allemand Werner Herzog, Aguirre ou la colère de Dieu. Ou encore Fitzcarraldo inspiré du roi du caoutchouc, dont on fit un héros quand en réalité il réduit des indigènes en esclavage.
C’est le nœud du spectacle : l’évocation de cette Amazonie mythique qui a généré des personnages de la démesure, au mépris des populations natives. Justine Berthillot et Mosi Espinoza investissent la scène avec brio et humilité. La forêt, la jungle, ses habitants d’hier et d’aujourd’hui, le fleuve qui n’est pas loin sont en fait les personnages centraux du spectacle. C’est ce qui le nourrit. Et on comprendra mieux encore leur démarche en regardant le film qui accompagne le spectacle. Tourné à l’été 2022 au Pérou, il nous invite à accompagner le périple de Justine Berthillot et Mosi Espinoza, présentant des formes courtes tout au long de leur voyage devant un public local. On y croise des péruviens qui parlent de ce rapport étrange et spirituel à la forêt, mais aussi de leur combat pour se la réapproprier. Le spectacle est scandé par les créations sonores de Ludovic Enderlen qui a imaginé des rythmes et des bruits en phase avec l’univers amazonien.
En contrepoint, Mosi Espinoza montre dans une brève exposition les photos qu’il a prises lors de ce voyage : des portraits ou des autoportraits mais aussi le fleuve mythique, tout à la fois axe central de communication et pourvoyeur de légendes. Ce troisième pilier de cette œuvre totale, est tout aussi éclairant sur l’univers qui nous est dépeint. Trop de spectacles aujourd’hui saisissent l’écologie et les préoccupations environnementales avec les meilleures intentions, mais sans parvenir à produire un récit pertinent. À l‘inverse, Justine Berthillot et Mosi Espinoza offrent une plongée vertigineuse dans l’histoire douloureuse du Pérou. Sans didactisme, avec poésie et humour. Ce n’est jamais joyeux mais souvent très drôle.
On ne fait pas de pacte avec les bêtes de Justine Berthillot et Mosi Espinoza. Mardi 21 novembre 2023 à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, dans le cadre du festival TransDanses. À voir en tournée : les 7 et 8 décembre 2023 à Les Scènes du Jura – Scène nationale, les 12 et 13 décembre 2023 au théâtre Les deux Scènes, Scène nationale de Besançon, les 26 et 27 janvier 2024 au Plus Petit Cirque du Monde de Bagneux, les 30 et 31 janvier à la Maison de la culture de Bourges, entre le 16 et le 26 mai au Théâtre Dijon Bourgogne, au CDN Festival Théâtre En Mai, les 30 et 31 mai aux Quinconces et l’Espal Scène nationale Le Mans, du 6 au 9 juin aux SUBS de Lyon.