Olga Smirnova : « Giselle est un peu hors du monde. C’est comme cela que je vois une héroïne romantique »
Formée à l’Académie Vaganova de Saint-Pétersbourg, avant de mener une carrière stellaire au Bolchoï à Moscou, Olga Smirnova a rejoint le Het Nationale Ballet d’Amsterdam après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À 32 ans, la ballerine russe est l’une des toutes meilleures danseuses classiques, dotée d’une technique imparable. Artiste habitée et exigeante, elle a interprété tout le répertoire classique. Le 21 janvier, Pathé Live diffuse au cinéma dans le monde entier le ballet Giselle, qu’elle a dansé à l’automne dernier sur la scène de l’Opéra d’Amsterdam. À cette occasion, Olga Smirnova a partagé avec DALP sa vision de ce rôle iconique, mais aussi sa conception artistique et son appétit aussi bien pour le ballet classique que pour des propositions plus modernes.
Le spectacle est de nouveau diffusé au cinéma du 5 au 11 juin avec Pathé Live.
Avec Le Lac des Cygnes, Giselle est le ballet classique le plus connu. C’est une œuvre que l’on ne se lasse jamais de voir et revoir tant elle permet une infinité d’interprétations. Quelle est votre propre vision de Giselle ?
Je pourrais dire que, pour moi, la scène de la folie à la fin du premier acte est peut-être la plus importante, mais aussi tout le second acte où Giselle est un esprit, un fantôme. J’ai dansé ce rôle pour la première fois il y a déjà longtemps, je continue de travailler sur cette scène de la folie parce que j’essaye de trouver le bon équilibre entre une approche réaliste du rôle tout en conservant l’esthétique romantique du ballet. Giselle continue de m’intriguer et je continue à découvrir de nouveaux détails dans l’interprétation de ce rôle, particulièrement de cette scène de la folie. Cela reste passionnant pour moi. Et pour le second acte, il y a ces moments spécifiques qui viennent du style propre au ballet romantique : la position étirée du corps et des bras, ces inclinaisons de la tête. Tout cela me permet de façonner le personnage de Giselle de la jeune fille du début à la Willis du second acte. Alors sans hésiter, la scène de la folie et le second acte sont pour moi les plus passionnants pour mon interprétation. À ce stade, je crois que j’ai trouvé en moi comment danser ce deuxième acte, mais la scène de la folie est quelque chose que vous pouvez interpréter de façon très différente à chaque représentation. Et il y a aussi l’influence qu’exercent les interprétations qui ont précédé. Natalia Makarova, Carla Fracci ou Ana Laguna dans la version de Mats EK, qui est très différente du ballet classique, cela laisse des traces dans votre interprétation. Cela a un impact sur ma motivation pour trouver ma propre Giselle. Ce n’est pas une combinaison de toutes ces interprétations mais plutôt une inspiration.
Précisément, comment vous sentez-vous durant ce bref moment entre les deux actes, quand il faut passer d’un personnage bien vivant à l’incarnation d’un esprit ? Vous avez 20 minutes pour passer de l’une à l’autre. Comment vous sentez-vous à ce moment-là ?
Pour moi, la transition est très facile parce que toute l’action du premier acte vous amène au second acte, où Giselle est un esprit, avec aussi ce thème très fort du pardon et de l’amour après la mort. Cela n’a rien de difficile à imaginer pour moi, cela vient naturellement.
Vous souvenez-vous de votre première Giselle ?
C’était au Bolchoï dans la version de Iouri Grigorovitch, aux côtés de Semyon Choudine qui dansait Albrecht. C’était en 2014, cela faisait déjà trois ans que je dansais au Bolchoï. Oui, je m’en souviens et je me souviens de ma répétitrice Marina Kondratieva qui fut une Giselle de légende. Tout le monde au Bolchoï a en mémoire son deuxième acte où elle réalisait des sauts d’une ampleur incroyable. Et comme Giselle était un ballet si particulier et si cher à Marina, je l’ai préparé avec minutie. J’étais jeune et j’avais déjà l’ambition de trouver ma propre Giselle en ne voulant pas prêter attention aux superbes interprétations du passé. Je suis reconnaissante envers Marina Kondriatieva car elle m’a transmis la base de cette tradition iconique de Giselle. Elle était d’une infinie délicatesse et elle comprenait mon désir de créer quelque chose de nouveau. Mais c’est parce qu’elle m’a enseigné les bases de ce rôle que j’ai pu par la suite ajouter mes propres nuances, mes propres sensations.
J’ai toujours eu l’ambition de trouver ma propre Giselle
C’est un rôle écrasant techniquement mais aussi émotionnellement. Comment vous sentez-vous après la représentation : libérée, fatiguée ou toujours dans le personnage ?
Épuisée ! Davantage d’un point de vue émotionnel. Et c’est vrai pour tous les grands ballets classiques, parce qu’il ne s’agit pas simplement de technique, de saut, mais c’est aussi une histoire que l’on raconte et mon propre engagement dans cette histoire. Cela bien sûr exige de la force.
Cette représentation de Giselle est diffusée dans le monde entier au cinéma le 21 janvier. Ce n’est pas une nouveauté pour vous car plusieurs de vos interprétations ont été diffusées quand vous dansiez au Bolchoï. Est-ce important pour vous de participer à ce nouveau mode de diffusion du ballet ?
C’est une chose splendide ! On peut de cette manière promouvoir l’art du ballet. Je pense par exemple qu’il y a des spectateurs et spectatrices qui iront peut-être pour la première fois voir un ballet au cinéma, et qui ensuite voudront aller le voir dans un théâtre. Bien sûr, montrer le ballet au cinéma, ce n’est pas comme un film hollywoodien qui fera des millions d’entrées. Mais pour beaucoup de gens, c’est une manière de découvrir le ballet dans d’excellentes conditions. Et je suis fière de participer à cette diffusion de ballets au cinéma.
Et est-ce que vous parvenez à oublier totalement la présence de caméras quand vous êtes en scène ?
J’essaye en tout cas ! Deux représentations du spectacle sont filmées donc il y a moins de pression. Mais je veux que ce soit comme une représentation normale, car si vous projetez de produire une performance parfaite, cela n’aide en rien pour l’interprétation du rôle, vous avez peur de faire une erreur. Danser sur scène n’a rien à voir avec la perfection. Vous pouvez vous préparer au mieux pour le rôle en studio mais la scène amène toujours quelque chose que vous ne pouvez pas contrôler. Certaines représentations semblent magiques, d’autres moins, mais vous ne savez jamais pourquoi lorsque le rideau s’ouvre.
Danser sur scène n’a rien à voir avec la perfection.
Vous avez dansé de multiples productions de Giselle. Même au Bolchoï, vous avez également créé la version d’Alexeï Ratmansky. Ici à Amsterdam, c’est la première fois que vous interprétez cette rédaction de Rachel Beaujean et Ricardo Bustamante. Comment s’adapte-t-on aux nouvelles versions que l’on découvre ?
C’est toujours la même histoire et la chorégraphie originale est toujours la même, donc ce sont des détails sur lesquels il faut travailler. Parfois, c’est plus difficile, comme par exemple la version d’Alexeï Ratmansky au Bolchoï qui était un vrai challenge pour moi. Alexeï apporte une nouvelle vision du rôle de Giselle car il voit cette jeune fille comme une personne très joyeuse. Et il me demandait de ne pas mettre en avant les faiblesses physiques du personnage, son cœur défaillant, et pour moi cela modifiait la perception romantique du rôle. Giselle est innocente et différente des autres paysans et paysannes qui l’entourent au premier acte. Ce fut difficile à accepter, mais après avoir travaillé très dur avec lui sur le personnage, c’est désormais une vision qui enrichit le rôle quand je l’interprète dans d’autres productions. Je peux aussi apporter cet aspect du personnage, notamment quand Giselle est avec ses amies, cela m’a permis aussi de la rendre plus dynamique. Mais quand elle est avec Albrecht, c’est très différent, vous ne pouvez pas être aussi énergique. Elle est cette personne spéciale, un peu hors du monde. En tout cas c’est comme cela que je vois une héroïne romantique.
Vous dansez Giselle avec Jacopo Tissi qui était aussi votre partenaire au Bolchoï. C’est important pour vous de prolonger ce partenariat ici à Amsterdam ?
Tout à fait. Cela m’aide aussi à préserver cette tradition classique qui est assez nouvelle ici à Amsterdam, au Het Nationale Ballet, car cette compagnie n’a qu’une soixantaine d’années si je puis dire ! Et puis il y a aussi ma répétitrice ici, Larissa Lejnina, qui fut une brillante ballerine formée comme moi à l’Académie Vaganova de Saint-Pétersbourg. Travailler avec elle me permet de maintenir cette tradition.
Vous avez été formée à l’Académie Vaganova mais vous avez choisi d’aller au Bolchoï plutôt qu’au Mariinski. Saint-Pétersbourg et Moscou, ce sont les deux villes qui abritent les deux plus grandes compagnies russes. Comment percevez-vous votre danse et votre personnalité artistique ? Sont-elles davantage liées à Saint-Pétersbourg ou à Moscou ?
Les deux ! Bien sûr, mon bagage académique, la bonne manière d’exécuter un mouvement, cela vient de ma formation à l’Académie Vaganova. Mais le Bolchoï m’a apporté une liberté artistique parce que j’ai travaillé avec de nombreux chorégraphes à Moscou, ce qui fut très enrichissant. Et puis il y a aussi cet héritage très riche et très spécifique du Bolchoï, avec ces grands ballets soviétiques spectaculaires tels que Spartacus de Iouri Grigorovitch, cela vous apporte d’autres sensations sur scène. Donc j’aime bien combiner ces deux aspects : le respect d’un style classique très propre et la liberté de jouer un personnage sur scène.
Au fil de votre carrière, vous avez développé des relations très fortes avec des chorégraphes tels que John Neumeier ou Jean-Christophe Maillot. Qu’est-ce qui vous a séduit dans leurs univers ?
Ce sont des génies ! Comment ne pas avoir envie de travailler avec des génies ? Avec eux, je peux encore progresser comme artiste en travaillant en studio. Et aussi parce que, par goût, je préfère davantage les ballets qui racontent des histoires que des pièces abstraites sans argument. John Neumeier et Jean-Christophe Maillot apportent dans leurs œuvres des images et des idées fortes. Ils me surprennent toujours et m’obligent à relever des challenges, de questionner mon bagage artistique. Je rêve par exemple d’interpréter le rôle de Katerina dans La Mégère Apprivoisée que Jean-Christophe Maillot a créée au Bolchoï. J’ai dansé le rôle de Bianca dans ce ballet. Mais j’ai aussi envie de me lancer ce défi et de danser un rôle qui, à priori, n’est pas fait naturellement pour moi. À l’époque, le chorégraphe avait refusé, me disant que j’étais trop jeune. Maintenant, il pense que je suis prête. C’est aussi un objectif pour moi, de repousser mes limites en tant qu’artiste.
Y-a-t-il d’autres rôles que vous n’avez pas encore dansés et que vous souhaitez interpréter ?
Dans le répertoire classique, je pense que j’ai dansé tous les rôles que je voulais. Mais il y a des chorégraphes avec lesquels j’aimerais travailler. Par exemple Akram Khan. Je fus complètement émerveillé par son style quand il a monté sa propre version de Giselle pour l’English National Ballet. Ce serait passionnant, je pense, de travailler avec lui. Il y a aussi Sol León et Paul Lightfoot avec qui j’ai déjà collaboré au Bolchoï. Je voulais faire une autre pièce mais Sol Léon m’a dit très gentiment que j’étais trop jeune. Mais que quand j’aurai 35 ans, a-t-elle ajouté, nous pourrions y songer. C’est formidable de penser que vous avez encore des rêves plutôt que de croire que vous avez tout réalisé. Et que vous allez continuer à refaire ce que vous avez déjà fait. Ce serait ennuyeux. Ces rêves me permettent d’être toujours motivée.
Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, vous avez décidé de quitter le Bolchoï pour rejoindre le Het Nationale Ballet à Amsterdam. Comment vous sentez-vous aujourd’hui dans cette nouvelle vie ?
Je peux dire qu’aujourd’hui que je me sens à l’aise dans ma vie et dans la compagnie. Il y a une atmosphère très internationale, les danseuses et les danseurs viennent de partout. Ce sont des conditions de travail vraiment confortables. Et il y a dans le répertoire toutes les pièces classiques : Le Lac des Cygnes, La Belle au Bois dormant, Giselle, Raymonda. Wayne McGregor va créer un ballet sur le mythe d’Antigone. J’espère aussi danser dans Wings of Wax de Jiří Kylián. Et Alexeï Ratmansky revient à la fin de cette saison avec deux pièces sur la musique de Stravinsky. Il y donc ici de nombreuses possibilités pour s’épanouir en tant qu’artiste.
C’est formidable de penser que vous avez encore des rêves plutôt que de croire que vous avez tout réalisé. Ces rêves me permettent d’être toujours motivée.
Vous êtes très sollicitée par des compagnies qui souhaitent vous inviter. Comment organisez-vous votre carrière ?
J’essaye de danser le plus possible de ballets classiques parce que je pense que c’est pour moi le bon moment pour le faire : j’ai déjà de l’expérience comme ballerine et je peux apporter à ces œuvres à la fois du sens et de la liberté. Je suis encore jeune donc je peux physiquement danser ces ballets sans de trop gros efforts. Mais je veux aussi explorer d’autres directions, vers des œuvres plus contemporaines, car les deux se complètent à mon avis. Quand j’ai dansé la pièce de Sol Léon, j’ai pu ressentir comment mon corps pouvait changer. Et en dansant à nouveau du classique après cela, la gamme des émotions était plus large. Donc j’essaye de garder cet équilibre et de ne rater aucune opportunité.
Vous savez sans doute que le public parisien vous attend…
(rires…) C’est mon rêve ! Danser un jour sur la scène du Palais Garnier.
Le spectacle est de nouveau diffusé au cinéma du 5 au 11 juin avec Pathé Live.
VIE Nicole
J’ai eu la chance d’assister a la premire de GISELLE le 12coct 23 et ce fut une soiree inoubliable…couronnee par la recontre avec Olga !!