Sérénades – Brett Fukuda / Gil Harush / Bruno Bouché – Ballet de l’Opéra du Rhin
C’est avec un programme ambitieux que le Ballet de l’Opéra du Rhin a ouvert son année 2024. Sérénades regroupe en effet trois créations, toutes s’ancrant dans le langage académique, toutes en dialogue de différentes façons avec George Balanchine. Gil Harush refait un Sérénade, ballet emblématique du maître de la danse américaine. Bruno Bouché l’évoque aussi, de façon moins littérale, pour sa pièce Pour le reste teintée de solitude, et d’un magnifique duo masculin sur la voix de Nina Simone. La jeune Brett Fukuda, aussi danseuse dans le Ballet, ouvre le programme en donnant un bon coup de pied dans la fourmilière et en s’attaquant à Apollon. Elle en fait Muse Paradox, une œuvre brillante, où les muses n’ont pas besoin de Dieu pour exister, interrogeant la culture comme la technique du ballet pour en bousculer les codes avec finesse. Un programme dense et stimulant.
Sérénades, soirée mixte que propose le Ballet de l’Opéra du Rhin en ce début d’année, reposait tout d’abord sur la musique des orchestres à cordes. Le départ était la création Sérénade de Gil Harush, reprenant la musique du célèbre ballet de George Balanchine, le premier que ce dernier a signé en arrivant aux États-Unis. Le lien tissé devait ensuite être celui de la musique, porté sur l’ensemble du programme par l’Orchestre Symphonique de Mulhouse. Si, de fait, il n’y a que des partitions pour orchestre à cordes, Tchaïkovski ou Stravinsky – exception faite de Connie Converse et de la chaude voix de Nina Simone qui ponctuent la création de Bruno Bouché – c’est bien le chorégraphe américain qui fait le liant à l’ensemble des trois oeuvres de ce programme.
S’attaquer à Marius Petipa, déconstruire, interroger ou rendre hommage à son héritage, voilà bien longtemps que cela se pratique. Toucher à George Balanchine semble encore compliqué, comme si ses œuvres étaient encore sous le sceau d’un protectorat non-dit. Pourtant, certains de ses ballets vont fêter leur 100 ans. Et le chorégraphe a tellement façonné la danse académique du XXe siècle, et la vie des compagnies de Ballet, qu’il ne peut qu’être salvateur d’interroger ses pièces sous notre regard du XXIe siècle. Pour démarrer le programme, le choix de Brett Fukuda est ainsi plus que judicieux. Danseuse au Ballet de l’Opéra du Rhin depuis six ans, elle a été formée à l’American Ballet School, l’école de George Balanchine, et a démarré sa carrière au Boston Ballet qui se repose sur la technique américaine. Elle sait donc mieux que personne ce que c’est que d’être façonné par les ballets du maître américain.
En tant que chorégraphe, la ballerine n’a signé qu’une petite pièce en 2021. Mais être débutante n’empêche pas un certain culot. Et c’est à Apollon, première œuvre mythique de George Balanchine, que Brett Fukuda s’attaque avec sa création Muse Paradoxe. Le ballet originel est l’histoire de l’avènement d’Apollon au statut de Dieu par ses trois muses… Ou l’avènement de George Balanchine au statut de grand chorégraphe par ses danseuses-muses, comme l’explique la créatrice dans sa note d’intention. Ladites muses qui l’ont formée à la danse et au monde professionnel. Brett Fukuda aurait donc facilement pu rester prisonnière de tous ces liens personnels. Bien au contraire, elle les défait, les interroge avec brio et malice – l’humour n’est jamais loin – sans les jeter aux flammes. Dans sa création, le Dieu disparaît pour se centrer sur les Muses, enfin indépendantes. Elles seules mènent leur propre avènement, par leurs rencontres, leurs interrogations, leur puissance assumée. Les hommes ici sont dans un rôle de corps de ballet, en retrait non pas parce que soumis, mais parce que sans envie de s’élever. Contrairement aux Muses qui sont presque dans un chemin initiatique d’empowerment.
Si Brett Fukuda interroge les rôles, elle le fait aussi de la technique. Les danseuses ont ainsi une danse terrienne et ancrée – qui est d’habitude plutôt l’apanage des danseurs. Tandis que les hommes cherchent une certaine vélocité qui n’est pas loin d’appeler la pointe – et qui glisse quelques clins d’œil à des ensembles féminins d’autres ballets de George Balanchine. Le pas de deux a aussi son moment de réflexion, avec l’envie de réfléchir à une répartition technique différente entre une Muse et un danseur. Le tout sans jamais singer ou tomber dans la caricature. La question n’est pas ici d’inverser les techniques pour le jeu, un principe bien pauvre et facile, mais de montrer au contraire toute la richesse de la grammaire académique. Les siècles ont instauré des habitudes, des enchaînements de pas que l’on ne réserve qu’à l’un ou l’autre des deux sexes. Brett Fukuda joue avec ces idées reçues en rappelant l’essentiel : ce qui compte reste ce que l’on veut mettre en scène et en jeu, à chacun et chacune de rester inventive devant ce prolifique vocabulaire. Pour une première pièce d’envergure, voilà ainsi un coup de maître pour cette jeune chorégraphe tout juste trentenaire, qui donne envie de la suivre sur le long terme, la voir continuer sa réflexion autour du pas de deux ou découvrir son travail autour de la pointe.
Sérénade de Gil Harush a par contre plus de mal à s’émanciper de l’œuvre originale. Si la musique est la même que le ballet de George Balanchine, le chorégraphe élimine toute référence dans la scénographie, entre des costumes noirs et une pénombre crue. Un ensemble fourni de danseurs et danseuses semblent rejouer les jeux de l’amour, entre rencontres, partages et ruptures. L’ensemble est bien mené, déployant une danse néo-classique virtuose, efficace et musicale. Il semble néanmoins comme manquer d’un fil conducteur pour lier le tout, un climax pour y donner du rythme, une certaine clarté du propos. Et je ne peux m’empêcher durant la pièce de me remémorer ces longs tutus romantiques bleus, si liés dans la mémoire à la musique jouée dans la fosse. La pièce proposée n’a pas réussi à mettre mes souvenirs de côté.
C’est finalement bien plus la création de Bruno Bouché Pour le reste qui salue la mémoire de Sérénade. D’une part dans la scénographie. La Ballerine en tutu bleu sert de trait d’union entre les différents moments de la pièce, son long tulle devenant partenaire de pas de deux ou accessoires structurant de la scénographie. Et puis ce jeu entre toutes ces solitudes qui se croisent, cette lumière à la fois ténue et si solaire n’est pas sans rappeler le sentiment profond de grâce que peut créer l’œuvre de George Balanchine. Après des pièces d’envergure, Bruno Bouché revient ici à un format plus court, peut-être ce qui lui convient le mieux, ne se perdant plus dans des conjectures. Dans un langage mêlant la pointe et une technique plus contemporaine, il met en scène la profonde humanité des artistes qu’il a en face de lui. Leur totale sincérité, leur poésie, portent le mouvement, mènent la pièce, nous emmènent dans une émotion profonde. Le tout se termine par un magnifique duo masculin entre Marin Delavaud et Khanya Mandongana sur Wild Is the Wind de Nina Simone. Des duos masculins érotiques, il y en a pléthore. Les duos masculins intimes sont beaucoup plus rares. Même si la musique est une chanson d’amour, l’on ne saurait dire si le pas de deux en qui se joue est un moment amoureux. Il peut y avoir de l’amour, de l’amitié, peut-être un peu des deux. Il peut s’agir d’une rencontre, d’une séparation, de deux solitudes qui se croisent. Il s’agit surtout d’un moment d’une profonde intimité, d’une mise à nu sans charme ni jeu. Et c’est d’une fulgurante beauté.
Soirée Sérénades par le Ballet de l’Opéra du Rhin. Muse Paradoxe de Brett Fukuda, avec Yeonjae Jeong, Di He, Erwan Jeammot, Pierre Donq et Avery Reiners ; Sérénade de Gil Harush, avec Susie Buisson, Deia Cabalé, Marta Dias, Ana Enriquez, Di He, Céline Nunigé, Emmy Stoeri, Alice Pernão, Dongting Xing, Pierre Doncq, Erwan Jeammot, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Miquel Mozano, Mathis Nour, Avery Reiners, Marwik Schmitt et Hénoc Waysenson ; Pour le reste de Bruno Bouché, avec Alice Pernão, Audrey Becker, Nirina Olivier, Yeonjae Jeong, Marin Delavaud, Khanya Mandongana et Jesse Lyon. Mardi 16 janvier 2024 à l’Opéra de Strasbourg. À voir les 26 et 28 janvier à la Filature de Mulhouse.