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Sidi Larbi Cherkaoui – Idoménée de Mozart

Directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève, Sidi Larbi Cherkaoui fait un nouveau pas de côté. Il signe ainsi la mise en scène et la chorégraphie d‘Idoménée (1781), opéra de Wolfgang Amadeus Mozart, dans une production somptueuse dessinée par la plasticienne japonaise Chiharu Shiota et habillée par Yuima Nakazato, créateur de costumes et couturier mutli-récompensé. Et porté par une distribution de grande qualité, et sous la direction inspirée de Leonardo García Alarcón. Le chorégraphe belge a réuni des danseurs et danseuses du Ballet du Grand Théâtre de Genève et de sa compagnie Eastman, faisant le pari risqué de transformer le chef-d’oeuvre mozartien en ballet en trois actes, sollicitant ainsi les chanteuses et chanteurs pour sa chorégraphie. L’impressionnante scénographie, fondée sur une utilisation prodigieuse des fils et des cordes, confère à l’ensemble une unité splendide et cohérente. Sidi Larbi Cherkaoui ne réussit pas tout à fait à relever ce défi de transformer un opéra en ballet, mais il propose un itinéraire passionnant et nourrit la musique avec une chorégraphie sobre, élégante et infiniment musicale.

 

 Idoménée de Mozart par Sidi Larbi Cherkaoui – Giulia Semenzato (Ilia)

 

Sidi Larbi Cherkaoui n’en est pas à sa première mise en scène d’opéra. Il s’est en effet déjà confronté à des ouvrages lyriques : Les Indes Galantes de Rameau, Alceste de Gluck, Pelléas et Mélisande de Debussy. L’opéra est un genre qui attire de nombreux chorégraphes pour de multiples raisons. On y trouve un vaste répertoire doté de partitions mythiques. Plusieurs s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur. Pierre Rigal s’est laissé tenter par La Flûte Enchantée de Mozart dans une version pop et acidulée fort plaisante. L’Opéra de Paris reprendra cet été le Così fan tutte – encore Mozart ! – créé en 2017 par Anne Teresa de Keersmaeker, qui devait à l’origine réunir sur scène les interprètes de Rosas, la compagnie de la chorégraphe belge et le Ballet parisien avant que ce dernier ne soit finalement évincé de la production. Cette dernière oeuvre est peut-être le projet le plus abouti d’un ou d’une chorégraphe dans la mise en scène d’opéra, même si Anne Teresa de Keersmaeker n’échappe pas à cette dichotomie entre le chant et la danse : tous les protagonistes de l’opéra ont sur scène leur double dansant.

L’ambition revendiquée de Sidi Larbi Cherkaoui est tout autre. Son projet n’est pas d’instiller dans l’opéra de Mozart des intermèdes dansés mais d’appréhender l’oeuvre comme un tout  et faire que la danse contribue par son énergie propre à raconter l’histoire. Celle d’Idoménée, roi de Crète, vainqueur de Troie et sauvé du naufrage par Neptune en échange du sacrifice de la première personne qu’il rencontrera et qui sera… son fils Idamante. Ce dernier est amoureux d’Ilia, princesse troyenne retenue en otage alors que Elettra, la fille d’Agamemnon, convoite également Idamante. Le livret de Giambattista Varesco reprend les termes d’une tragédie antique et de ses composantes : le conflit entre l’honneur et les sentiments  Dans sa note d’intention, Sidi Larbi Cherkaoui y voit un mythe aux résonances contemporaines : un père qui refuse de céder la place à son fils, prêt à le sacrifier pour sauver son trône, telle une réplique des boomers d’aujourd’hui qui ont façonné un monde peu reluisant pour les nouvelles générations.

 

 Idoménée de Mozart par Sidi Larbi Cherkaoui – Lea Desandre (idamante)

 

On n’est pas obligé d’adhérer à cette lecture pour entrer de plain-pied dans l’opéra de Mozart, mais c’est une clef qui décrypte le projet de Sidi Larbi Cherkaoui. La danse a d’entrée le premier mot avec une ouverture chorégraphiée. À la fureur des premières mesures, Sidi Larbi Cherkaoui nous enveloppe dans une danse toute en rondeurs, d’une fluidité articulée dans une série de déhanchements ouatés et de vrilles dans un cadre ultra japonisant, brillamment interprétée par les huit danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève et de la Compagnie Eastman. Ils nous cueillent dès le premières mesures et ne quitteront la scène durant les trois heures de l’opéra que pour changer de costumes en moins d’un tournemain. Costumes tour à tour flamboyants et hiératiques, tels des  kimonos somptueusement re-visités par le couturier Yuima Nakazato qui ont l’avantage de se fondre dans l’interprétation de Sidi Larbi Cherkaoui. « Je trouve intéressant qu’Idamante soit joué par une femme, comme l’impose la tessiture », explique le chorégraphe. « Lorsque je vois Idamante, Ilia et Elettra sur scène, je ne peux m’empêcher de voir un trio de femmes… L’idée me plaît que le code opéra tique brise la stricte délimitation des genres« . 

Mais davantage encore que les costumes, c’est la scénographie qui impose le cadre de lecture de Sidi Larbi Cherkaoui. Chiharu Shiota a fait de la corde et du fil ses matériaux de prédilection. Elle sait le manier pour en faire des œuvres d’art. « Rouge pour le sang, noir pour le cosmos et la nuit, blanc pour la pureté et le deuil », précise dans le programme le dramaturge Simon Hatab. Enserrant et enfermant les protagonistes, les manipulant ou devenant manipulateurs, reliant entre eux les personnages, ces fils sont au centre du spectacle. Au risque parfois de le vampiriser, sans nécessairement faciliter la compréhension des enjeux. Mais force est de reconnaître que ce maillage sophistiqué crée des images fabuleuses et évite le piège du statisme.

 

 Idoménée de Mozart par Sidi Larbi Cherkaoui

 

Sidi Larbi Cherkaoui ne se contente pas de faire danser des interprètes dont c’est le métier. Il met à contribution l’excellent choeur du Grand Théâtre de Genève dont tous les déplacements sont minutieusement ordonnés. Reste la question plus délicate des chanteuses et des chanteurs. Impossible dans un tel projet de les laisser à l’écart, mais il est irréaliste de les faire danser en chantant. L’excellent ténor suisse Bernard Richter semble un peu emprunté dans le rôle-titre, mais comment lui en tenir rigueur quand on sait qu’il a dû remplacer le français Stanislas de Barbeyrac, contraint de se retirer de la production une semaine avant la première. Le trio féminin brûle les planches et se prête au jeu. Giulia Semenzato (Ilia) et Federica Lombardi (Elettra) bougent merveilleusement bien et ne semblent jamais gênées par le rythme imposé à leur déplacement. Mais c’est la mezzo franco-italienne Léa Desandre (Idamante) qui casse la baraque, dansant sur son premier air et assurant elle-même une chorégraphie suspendue en l’air. On est moins étonné et tout aussi admiratif lorsque l’on sait qu’elle a fait plus de dix ans de danse classique.

En faisant le choix d’une chorégraphie moelleuse, omniprésente, emplissant les récitatifs mais qui n’étouffe jamais la musique et le chant, Sidi Larbi Cherkaoui n’est pas loin de réussir son pari de signer un opéra dansé. Puis patatras ! Survient l’Oracle, seul air de basse de toute l’oeuvre, descendu du ciel pour résoudre le conflit et assurer une happy end si chère à Mozart. Cette unique aria, William Meinert la chante superbement de la fosse d’orchestre, alors que sur scène un danseur incarne magnifiquement ce Deus ex machina dans un play-back dont on dira qu’il est malvenu. On atteint alors les limites d’une telle aventure pas tout à fait réussie mais toujours passionnante.

 

 Idoménée de Mozart par Sidi Larbi Cherkaoui – Bernard Richter (Idoménée)

 

Idoménée de Mozart, mise en scène et chorégraphe de Sidi Larbi Cherkaoui, scénographie de Chiharu Shiota, costumes de Yuima Nakazato. Avec Bernard Richter (Idoménée), Lea Desandre (Idamante, sa fille), Federica Lombardi (Ilia, fille de Priam, roi de Troie), Omar Mancini (Arbace, confident d’Idoménée), William Meinert (l’Oracle), les danseurs et danseuses Mason Kelly, Luca Scaduto, Daian Akhmedgaliev, Pau Aran Gimeno, Andrea « Drew » Bou Othmane, Kazutomi « Tsuki » Kozuki, Maryna Kushchova, Helena Olmedo Duynslaeger et Patrick Williams Seebacher. Direction musicale : Leonardo García Alarcón, Chœur du Grand Théâtre de Genève, Orchestre composé de l’ensemble Cappella Mediterranea et de L’Orchestre de Chambre de Genève. Mercredi 21 février 2024 au Grand Théâtre de Genève. À voir jusqu’au 2 mars 2024, en coproduction avec le Dutch National Opera Amsterdam et les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

 

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