Rencontre avec le chorégraphe Matthew Bourne, fondateur de la compagnie New Adventures
Matthew Bourne est de retour à Paris après une trop longue absence. Il présente ainsi au Théâtre du Châtelet, avec sa compagnie New Adventures, sa pièce Romeo+Juliet. Une oeuvre adaptée du drame de Shakespeare et surtout de la musique de Sergueï Prokofiev. Le metteur en scène et chorégraphe britannique a explosé le genre du ballet en réinterprétant les grandes oeuvres du répertoire pour les faire résonner avec des enjeux contemporains. Son Swan Lake créé il y a 30 ans a fait le tour du monde et continue à trouver de nouveaux publics à chaque reprise. À l’occasion de sa venue à Paris, DALP a rencontré Matthew Bourne pour évoquer avec lui sa carrière, sa méthode de travail, l’évolution des danseuses et danseurs et le style qui est le sien.
Quand et comment le Ballet est-il entré dans votre vie ?
Assez tard. J’avais 18 ans quand j’ai vu mon premier ballet. Avant cela, j’aimais la danse, j’allais voir des comédies musicales avec mes parents à Londres. On n’écoutait pas de musique classique chez moi mais plutôt de la musique populaire. C’est donc plutôt une éducation que j’ai faite moi-même. Quand j’ai quitté l’école, je n’avais pas lu un roman de Jane Austen, je n’avais jamais vu un opéra ou un ballet et je voulais y remédier. Et quel est le ballet le plus connu ? Le Lac des Cygnes ! Et c’est ce que j’ai fait.
C’était au Royal Ballet ?
En fait, j’en ai vu deux en une semaine tellement cela m’avait plu. Tout d’abord, c’était le Scottish Ballet au Théâtre Sadler’s Wells. Je me souviens que j’étais tout en haut du deuxième balcon. Quelques jours plus tard, j’ai vu Le Lac des Cygnes du Ballet Royal à Covent Garden. Je pensais que j’allais voir la même chose, mais j’ai vu des productions très variées. J’ai donc réalisé très vite que l’on pouvait utiliser le même matériau pour faire des choses très différentes. J’ai été captivé et j’ai vu beaucoup de ballets par la suite. Je travaillais dans une librairie à cette époque, je voyais beaucoup de théâtre et de danse, peut-être quatre à cinq fois par semaine, comme un critique ! J’allais voir les ballets de Frederick Ashton et Kenneth McMillan au Royal Ballet, j’ai vu les grandes danseuses et danseurs de l’époque, les années 1980. J’ai beaucoup appris comme cela.
À 22 ans, je me suis présenté au Centre Laban. Pendant cette audition, on m’a demandé ce que je voulais danser. En fait, je dansais depuis que j’étais enfant mais j’étais totalement autodidacte. On m’a demandé ce que j’aimais, ce que j’avais vu. J’avais tout vu et plusieurs fois, j’avais lu toutes les biographies imaginables de danseurs, danseuses ou chorégraphes. J’étais totalement obsédé. Ils ont à mon avis pensé que j’étais un écrivain. Je ne sais pas vraiment comment, mais j’ai été pris. J’ai suivi le cursus et j’ai été diplômé en histoire de la danse et chorégraphie. Et j’ai commencé à réunir des amis pour monter une compagnie.
J’aimais différents styles de danse, différentes influences. Mais c’est en regardant les grands maîtres de la chorégraphie que j’ai appris comment structurer un ballet en plusieurs actes.
Et quand avez-vous réalisé que vous aviez envie d’utiliser ces œuvres classiques pour créer vos propres productions ?
Quand j’allais voir des comédies musicales, c’était essentiellement pour les parties dansées qui me plaisaient énormément. Et dans un ballet, on danse du début à la fin. D’une certaine manière, j’étais tellement naïf vis-à-vis du ballet. Je pense que j’ai beaucoup appris sur la manière de raconter une histoire en regardant ces ballets de Frederick Ashton et Kenneth MacMillan, et plus précisément de comment raconter une histoire avec le mouvement. En combinant cela avec mon amour des films et du théâtre, cela a commencé à prendre sens pour moi. J’aimais différents styles de danse, différentes influences. Mais c’est en regardant les grands maîtres de la chorégraphie que j’ai appris comment structurer un ballet en plusieurs actes.
Revenons en arrière, à votre Swan Lake, la pièce qui vous a fait connaître au grand public et qui a rencontré un succès mondial. Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter votre propre vision de ce chef-d’œuvre du ballet académique ?
On ne peut pas prévoir comment le public va réagir mais je savais que c’était une bonne idée. Même si dans mon entourage, on n’en était pas si sûr ! Certains s’inquiétaient, ils étaient nerveux car c’est une œuvre sérieuse. Beaucoup pensaient que ce serait une comédie ou une parodie. On a donc beaucoup discuté mais je sentais que l’idée de cygnes mâles était très bonne. Lors de la toute première représentation, beaucoup imaginaient que les cygnes masculins seraient la partie drôle du spectacle. Ils pensaient que les hommes seraient en tutu comme les Ballets Trockadero. Mais quand ils ont découvert que le propos était bien plus sérieux, plus sombre, l’impact fut très fort. On en a immédiatement parlé dans la presse, et pas uniquement dans les pages cultures, en y juxtaposant la photo de Margot Fonteyn. C’était fou.
Et Swan Lake est devenu votre pièce signature. Est-ce que cela vous ennuie que l’on vous parle toujours de ce premier ballet ?
Si je n’avais pas eu d’autres succès après, cela m’aurait gêné, mais on a fait d’autres productions. Je remonte Swan Lake à peu près tous les cinq ans Je savais qu’après un tel succès, il serait difficile de créer quelque chose qui susciterait le même enthousiasme. C’est vrai pour n’importe qui. Mais aujourd’hui avec ma compagnie New Adventures, nous avons un répertoire de quatorze pièces. Le public est parfois venu voir nos pièces après avoir découvert Swan Lake. J’aime y revenir régulièrement. Nus allons le refaire cette année pour le 30e anniversaire de sa création et je continue à le travailler, à essayer de l’améliorer.
J’aime revenir régulièrement sur Swan Lake, je continue de le travailler, d’essayer de l’améliorer
À chaque fois, ce sont de nouvelles distributions. Est-ce que vous percevez des différences entre les danseurs d’hier et ceux que vous aviez choisis il y a 30 ans ?
Oui, énormément. Je vois à quel point aujourd’hui les danseurs sont beaucoup plus conscients de leur corps, beaucoup plus investis. La toute première distribution était brillante, superbe, amusante mais ils étaient un peu fous, ils sortaient tous les soirs après le spectacle, on buvait trop, ils fumaient en cachette. Aujourd’hui, ils rentrent chez eux s’ils ont une représentation le lendemain, ils ont une grande conscience de ce qu’ils doivent faire pour rester en forme, ils vont à la salle de sport, ils mangent sainement. En fait, toute la formation des danseurs a changé.
Parlons de Romeo+Juliet. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce chef-d’œuvre : Shakespeare ou Prokofiev ?
Prokofiev, sans aucun doute ! Prokofiev est mon script. Une des raisons pour lesquelles j’ai mis du temps à monter Roméo et Juliette, c’est qu’il y a une multitude de versions et je voyais que chacune essayait de trouver d’autres voies, d’avoir un autre regard sur la pièce, que ce soit au théâtre, au cinéma. Je me disais que ce serait difficile de trouver autre chose. Ce qui m’a amené à me lancer dans cette production, c’est notre projet d’auditionner des danseuses et danseurs très jeunes. On rencontrait des jeunes gens qui avaient moins de 20 ans dans les villes où nous allions nous produire et nous les faisions répéter durant plusieurs jours. C’est la fraîcheur de ces jeunes artistes qui fut l’une de mes motivations pour me lancer dans cette aventure. J’ai eu ainsi cette idée de raconter une histoire d’amour de très jeunes gens.
Le tout est évidemment très adapté à Roméo et Juliette. Car c’est ce que je vois, ce que j’entends dans la partition de Prokofiev, bien plus que la pièce. Et je ne me réfère pas beaucoup à Shakespeare, j’ai beaucoup modifié l’histoire. Mais c’est tout de même, à mon avis, toujours la trame de Roméo et Juliette. Cela reste une histoire qui doit émouvoir le public, sinon ce n’est pas la peine de le faire. C’est ce que je tente toujours de faire avec toutes les pièces que j’ai faites. Tout le monde sait comment cela va finir, ce qui est important c’est comment on y va. C’est là que l’on peut le faire différemment.
On connaît la pièce et son dénouement mais la musique de Roméo et Juliette fait aussi partie des plus fameuses. Tout le monde a en tête quelques morceaux, en particulier la danse des Chevaliers, tube du répertoire classique. Comment avez-vous appréhendé ce matériau musical ?
Tout d’abord, j’ai pensé que je voulais faire une production qui ne soit pas à trop grande échelle. Or, la musique est puissante, trop pour ce que je voulais exprimer. J’ai donc demandé à Terry Davies de réaliser une nouvelle orchestration. Ce n’est pas une réduction mais un nouvel arrangement avec l’accord des héritiers de Prokofiev. Cela semble très familier quand on l’écoute, ce n’est pas une adaptation fantaisiste, c’est bien Prokofiev mais joué un peu différemment, plus viscéral et plus adapté à cette production. Il n’y a que 17 musiciens, cela donne une autre sensation. Je me suis senti très libre, plus libre que d’habitude, et pas tenu d’utiliser les différents morceaux de la partition dans le bon ordre. À vrai dire, la famille Prokofiev m’a laissé libre car son fils Oleg était vivant et avait assisté aux répétitions de Cendrillon. Pour cette production, j’avais gardé l’intégralité de la partition et dans le bon ordre. Mais cela n’aurait pas convenu pour Roméo et Juliette. Dans mon travail, je ne chorégraphie pas sur la musique, je chorégraphie dans la musique avec ce que disent les instruments. J’aime beaucoup travailler de cette manière, trouver de nouvelles choses dans cette musique. Quand il y a des parties si connues de tout le monde, ma tâche est de faire oublier ce que l’on a en tête.
Vous avez fait plusieurs fois le tour du monde avec votre compagnie face à des publics différents. Quelle est la spécificité du public français ?
J’étais nerveux car c’est un public cultivé, Paris est une ville de culture. Je pense que c’est bien aussi d’être nerveux ? Il ne faut pas perdre ça et se dire : « On est bon« . Chaque nouvelle ville est un nouveau challenge, même si la pièce que l’on y montre a eu du succès ailleurs. Vous ne savez jamais. Le public est très concentré ici, c’est incroyable. Mais c’est difficile de savoir ce que le public français pense vraiment durant la représentation. Nous arrivions de Los Angeles où le public est très bruyant, il applaudit après chaque séquence. Je regarde toujours le spectacle depuis la salle du début à la fin, jamais dans les coulisses. Et donc je sens le public. J’aime ça. Et ça me permet aussi de changer des choses si j’ai le sentiment que le public n’a pas compris un détail.
Comment définiriez-vous votre style : danse, théâtre, ballet ?
On ne savait pas trop comment me classer au début : est-ce un chorégraphe, un metteur en scène ? Danse-théâtre est peut-être ce qui me définit le mieux aujourd’hui. Car mon style est toujours narratif. Je préfère « Danse » à « Ballet » d’une certaine manière car j’utilise une autre sorte de mouvement. Le ballet est associé à une technique très précise et aux pointes. Mais je ne suis plus inquiet sur la manière de définir mon style. Je ne crois pas aux scénarios, aux synopsis écrits sur les programmes. Je préfère que le public voit le spectacle comme il voit un film et qu’il ait des surprises. Comme metteur en scène, je contrôle. Tout ce que vous avez à faire, c’est de venir au théâtre et de regarder, rien d’autre, sans avoir besoin de savoir quoi que ce soit avant.
Romeo+Juliet de Matthew Bourne par la compagnie New Adventures, au Théâtre du Châtelet de Paris jusqu’au 28 mars 2024.