Assembly Hall de Crystal Pite et Jonathon Young – Compagnie Kidd Pivot
Après les succès de Betroffenheit et Revisor, la chorégraphe canadienne Crystal Pite en binôme avec l’auteur et metteur en scène Jonathon Young signe une troisième création baptisée Assembly Hall, en référence au lieu où se déroule cette nouvelle histoire. Comme ils en ont fait précédemment la démonstration avec la compagnie Kidd Pivot, tous deux proposent une pièce où se mêlent théâtre et danse avec un brio étourdissant. Servie par huit interprètes incroyables, bluffants de précision et de charisme, Assembly Hall nous convie à une expérience hypnotisante et débridée qui brouille les frontières entre reconstitution historique et réalité fictionnelle, normalité et folie. Évoquant par moments le burlesque des Monty Python et la force tragique de Pina Bausch, cette pièce à l’esthétique ultra travaillée fascine autant qu’elle intrigue.
Dans cette salle impersonnelle et un peu miteuse aux murs de laquelle pendent un panier de basket comme laissé à l’abandon et quelques étendards poussiéreux, c’est soir d’assemblée générale annuelle. Comme l’attestent les chaises disposées en demi-cercle qui attendent les participant-e-s. L’Ordre bienveillant et protecteur – c’est le nom de cette guilde de reconstitutions médiévales – se réunit avec un ordre du jour qui promet d’être houleux. En effet, toutes les énergies sont mobilisées autour de l’organisation de la Quest Fest (la Fête de Quête). Mais, « l’envol de la dette, la diminution de l’intérêt, le moral à plat », entre autres, menacent la tenue de cet événement. Quorum, vote, participation, procès-verbal, règlement… Tous les codes sont en place. Ça parle, ça s’invective, ça joue la montre pour ne pas affronter la réalité de cette fin de règne. L’ambiance est de plus en plus électrique parmi ces amateurs et amatrices de jeux de rôle moyenâgeux. Dans ce dispositif inventif, mais qui ne surprendra plus celles et ceux qui connaissent le travail du duo canadien, les interprètes synchronisent leurs lèvres et leurs gestes sur le débit rapide du texte pré-enregistré.
Dans ce playback dansé, tout est parfaitement réglé puis lentement se décale. Pour tenter de percer à jour cette histoire dans laquelle on est projeté, on suit le texte surtitré en français qui défile sur des écrans situés à cour et à jardin et au-dessus de la scène. Mais très vite on s’en détache. Plus rien ne compte que ce qui se joue sous nos yeux, entre onirisme et fantastique, trivialité et tentation d’héroïsme.
Soudain, cette assemblée générale prend un tour inattendu. On navigue entre les deux univers et les personnages endossent une double identité. Ils délaissent leurs chaises et leur réunion pour réapparaître sur la scène surélevée qui était masquée par un lourd rideau rouge. Le concerto pour piano n°1 de Tchaïkovski résonne par bribes entre les ferraillements factices des épées. Dans une ambiance forêt de Brocéliande nimbée de brouillard, les histoires de chevaliers s’entrelacent. Les tableaux qui se succèdent sont d’une beauté saisissante.
Plusieurs questions émergent alors. Qui sont ces conservateurs, ces pourfendeurs, ces utopistes, qui s’accrochent à leur Quest Fest ? Que représentent ces batailles épiques, peuplées de fantômes, de chevalier sans nom, de rois déchus, de princesse éplorée ? Pourquoi ce souci de se replonger dans leurs souvenirs de gloire, dans un monde finissant ? Pourquoi s’accrocher à ces fantômes ? C’est une bataille contre le temps, contre la modernité qui se joue sous nos yeux.
Parfois, cette démesure prend le risque de nous perdre. Au fur et à mesure que la pièce avance, bien qu’entraînés dans ce flot interrompu, on peine à en délimiter les contours. La mise en abyme des reconstitutions historiques donne un peu le vertige. Les chevaliers descendent dans la salle désertée de ces chaises de réunion devenue champ de bataille et l’originalité de la proposition et des rebondissements ravivent notre curiosité.
Et la danse dans tout ce maelström flirtant parfois avec le kitsch ? Omniprésente, dès la scène d’ouverture où une femme tente d’animer un homme à terre, qui se laisse manipuler comme une poupée de chiffon. Plus que dans la première partie sans doute un peu lestée par le débit de paroles, celle où les solos et des duos se déploient uniquement sur la musique permet de renouer avec l’autre facette de Crystal Pite. Je suis heureuse de retrouver ce qui m’avait séduite dans Body and Soul créé pour le Ballet de l’Opéra de Paris. Cette façon d’unir les corps dans un lâcher prise fluide et harmonieux. Comme des respirations au milieu du chaos. Les huit interprètes sont impeccables durant toute la pièce. Ils s’emparent aussi bien de l’outrance que de ces pauses limite plus académiques.
Visiblement Crystal Pite et Jonathon Young prennent un malin plaisir à nous ballotter entre visions fantastiques et retour à la réalité prosaïque de la réunion, sans volonté de nous délester de nos questions. Qui est ce chevalier sans nom ? Que représente- il ? L’exclu, l’étranger, celui qu’on sacrifie sur l’autel de la violence collective. Quel que soit ce qu’il représente, la vision finale de cet homme à l’armure démantibulée est bouleversante.
Assembly Hall de Crystal Pite et Jonathon Young par la compagnie Kidd Pivot. Chorégraphie et direction Crystal Pite, texte Jonathon Young. Avec Brandon Alley, Livona Ellis, Rakeem Hardy, Gregory Lau, Doug Letheren, Rena Narumi, Ella Rothschild, Renée Sigouin. Mardi 2 avril 2024 au Théâtre de la Ville Sarah Bernhardt. À voir jusqu’au 17 avril (complet, vente de billets sur place avant chaque représentation dans la limite des places disponibles).
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