From England with Love de Hofesh Shechter – Compagnie Shechter II
L’omniprésence de Hofesh Shechter sur les scènes françaises vous lasse ? Ça ne va pas s’arrêter pour cette fin de saison. Mais ne manquez pas pour autant From England with Love, pièce créée pour le Nederlands Dans Theater et reprise par la compagnie junior Shechter II pour une belle tournée sur les scènes françaises. Le chorégraphe y livre une lettre d’amour à l’Angleterre, son regard face à ce pays aux multiples paradoxes qui fut sa terre d’adoption. Derrière la musique de Purcell et les uniformes des lycéens et lycéennes, quelle jeunesse s’y cache ? Mêlant virtuosité et danse-théâtre à la signature très « NDT », Hofesh Shechter livre une pièce à la fois joyeuse même si profondément violente, un peu (trop ?) fourre-tout, un peu labyrinthe, voulant peut-être trop en dire. Mais portée par la fougue d’une certaine jeunesse dont la tornade emporte tout sur son passage.
Huit jeunes adultes en uniforme de lycéen et lycéenne, jupe grise, blazer et cravate jaune et rouge. La musique de Henry Purcell qui résonne. Les lumières donnant l’impression d’une pluie fine sous un voile de brouillard. Pas de doute dès que le rideau se lève : From England with Love de Hofesh Shechter nous emmène dans les meilleurs clichés réconfortants que nous avons de l’Angleterre. Peut-être les mêmes que pouvait avoir le chorégraphe quand il débarqua en Grande-Bretagne en 2002, après une jeunesse en Israël. Cette re-création pour sa compagnie Junior assume en tout cas la carte postale comme la déclaration d’amour à son pays d’adoption. Même si le « With Love » peut être compris de bien des façons. D’une manière très cynique face à la violence qui émane petit à petit de la pièce. Ou au contraire très premier degré : malgré tous tes problèmes, qu’est-ce que je t’aime, chère Angleterre.
Car l’image d’Épinal de lycéens et lycéennes gentiment rock’n’roll dansant sous la pluie s’éteint vite. La violence des corps et des âmes prend le dessus, dressant le portrait d’une jeunesse complexe, en proie au doute et à la peur face au monde qui l’entoure. Les notes de Henry Purcell laissent place à une musique sombre et percutante, martelant la danse de ces post-ados perdus dans le brouillard mais à l’instinct de vie traçant des moments d’une fulgurante exaltation. Le groupe généreux et accueillant se disloque, certains mangent (littéralement) leurs amis d’hier. À travers de multiples saynètes, c’est une génération complexe qui se dessine. À la fois joyeuse et violente. Tout à la fois tournée vers l’avenir et terrifiée par ce qui lui est proposé. Les deux pieds dans la puissance des sons électro et profondément attachée à une certaine tradition séculaire, cherchant sa propre voie dans une forme d’introspection qui n’est pas sans danger.
Voilà longtemps que je n’avais vu de pièces de Hofesh Shechter, un peu saturée par son omniprésence dans le paysage chorégraphique français. From England with Love fut une bonne occasion de retrouvailles car cette pièce n’est pas tout à fait dans la veine habituelle du chorégraphe. Sa gestuelle mêle toujours avec bonheur puissance contemporaine avec quelques inspirations de danse folklorique, une gestuelle martelée et implacable au milieu de laquelle se glisse une diagonale de glissade saut de chat qui ne tombe même pas comme un cheveu sur la soupe. Mais la danse-théâtre expressive y prend une certaine place, plus que l’on ne l’attendait peut-être dans une pièce de Hofesh Shechter. Il n’y a pas de hasard : From England with Love a été créée en 2021 pour le Nederlands Dans Theater, fer de lance de cette esthétique. C’était la quatrième pièce que le chorégraphe montait pour l’excellente compagnie néerlandaise, il la connaissait donc bien, tout comme ses codes. L’espace est fragmenté par un magnifique travail de lumières, signé de Tom Visser… qui travaille notamment pour Crystal Pite (c’est lui qui a créé les lumières de son Assembly Hall). Il ne s’agit pas de se copier les uns les autres, mais plutôt de reconnaître une appartenance à une certaine esthétique, comme une signature d’une époque se mêlant à la gestuelle propre du chorégraphe. Et le mélange fonctionne bien.
La pièce devient cependant confuse dans ces multiples saynètes, donnant parfois le sentiment de se perdre, ou de ne pas assez s’attarder sur un moment précis. Je ne saurais dire si cette impression vient de la construction de la pièce ou de la jeunesse des interprètes – il s’agit ici de la compagnie Junior de Hofesh Shechter. Mais la grande scène finale emporte tout sur son passage. Purcell résonne à nouveau, les interprètes se sont regroupés dans leur uniforme défait, comme après le passage d’une tornade. Ils nous entraînent dans une virtuosité étourdissante, presque légère. Et puis sans crier gare, le geste se transforme un court instant en armes à feu tirant à bout portant, avant de reprendre sa certaine grâce et sa course folle. Cela ne dure que 3-4 secondes mais arrive comme une gifle. Presque comme une vidéo d’un massacre se glissant dans votre feed par le hasard de l’algorithme du réseau social. Un bon résumé de From England with Love, une oeuvre abrupte qui ne laisse pas indemne et où la violence débarque sans prévenir, laissant cette impression de ne pas savoir où aller. Mais qui s’entrechoque de façon marquante avec les difficultés de notre époque.
La Compagnie Shechter II tourne avec cette pièce jusqu’à la fin de la saison, en France ou en Grande-Bretagne. Si la tournée se terminera au prestigieux Théâtre des Abbesses, elle a démarré en France à Annemasse. Une ville frontalière de Genève sans immense attrait historique (puis-je vous défier de la situer sur une carte ?) mais à la saison culturelle dynamique et exigeante, portée par sa scène Château Rouge. Un théâtre refait à neuf après le Covid (« Et si la meilleure salle de Genève était à Annemasse ? » titra tout de même La Tribune de Genève) accueillant les grands noms de la danse contemporaine, et qui a coproduit From England with Love. Hofesh Shechter y reviendra la saison prochaine, avec sa grande compagnie et sa nouvelle création Theatre of Dreams.
From England with Love de Hofesh Shechter par la Compagnie Shechter II. Avec Holly Brennan, Yun-chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen et Toon Theunissen. Jeudi 2 mai 2024 à la Scène Château Rouge d’Annemasse. À voir en tournée le 22 mai à La Faïencerie de Creil, le 24 mai à l’Espace Germinal de Fosses, le 26 mai au Figuier Blanc d’Argenteuil, les 1 et 2 juin à la Scène nationale de Bourg-en-Bresse, le 18 juin au Théâtre de Cahors et du 4 au 13 juillet au Théâtre des Abbesses de Paris. Nouvelle création Theatre of Dreams de Hofesh Shechter du 27 juin au 17 juillet au Théâtre de la Ville, en tournée la saison prochaine.
`