Boston Ballet – Jorma Elo / William Forsythe /Jiří Kylián
Les Productions Sarfati ont de nouveau invité le Boston Ballet au Théâtre des Champs Élysées, dans le cadre de sa saison TranscenDanses. Dirigée depuis 2001 par Mikko Nissinen, la compagnie américaine a présenté une soirée en trois temps avec deux premières françaises : Bach Cello Suites du finlandais Jorma Elo, chorégraphe résident du Boston Ballet, suivi de Blake Works III de William Forsythe. Un programme qui s’est conclu sur l’une des pièces iconiques de Jiří Kylián : Bella Figura. Une affiche alléchante qui n’a pas déçu, sublimée par une troupe exceptionnelle débordante d’énergie et capable de s’exprimer avec excellence dans différents styles.
On pourrait ne pas s’étonner du programme proposé par Mikko Nissinen pour cette tournée parisienne du Boston Ballet au Théâtre des Champs-Élysées. Au fond, de très nombreuses troupes européennes pourraient afficher ces mêmes noms. William Forsythe et Jiří Kylián sont des stars absolues dont les pièces sont au répertoire de presque toutes les grandes compagnies. Même si c’est beaucoup moins vrai aux États-Unis. William Forsythe ne fut pas prophète en son pays et Jiří Kylián n’est guère plus populaire. Les compagnies américaines sont largement passées à côté de ces deux génies de ces cinquante dernières années. Cela fait du Boston Ballet une compagnie à part. Les racines européennes de Mikko Nissinen ont ouvert l’horizon de la troupe au-delà des canons américains habituels avec un répertoire qui allie les grands ballets narratifs et les chorégraphes contemporains. Cela en fait la plus européenne des compagnies américaines.
Mais sur scène, on ne s’y trompe pas ! Ce sont bien des danseuses et des danseurs américains. La diversité physique et ethnique, l’incroyable vélocité, l’énergie débordante qui inonde le plateau et contamine la salle, tout cela nous ramène à une signature très américaine dans ce qu’elle a de meilleur. Ce talent est d’entrée à son plus haut avec Bach Cello Suites du finlandais Jorma Elo. C’est l’unique pièce de la soirée avec une musique en direct interprétée par Sergey Antonov. Ces extraits des Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach permettent de varier les tempos de cette pièce pour cinq danseuses et cinq danseurs. C’est peut-être paradoxalement la plus américaine, du moins dans son format, respectant à la lettre les consignes que George Balanchine donnait aux chorégraphes invités : une pièce de 30 minutes, une musique libre de droits, pas de décor ! Ces considérations fondées sur un souci d’économie obligent à un travail chorégraphique ciselé, un moment de danse pure comme les aimait le créateur du New York City Ballet. C’est ce que nous offre Jorma Elo : un entrelacs de pas de deux, de solos, d’ensembles impeccablement agencés dans les lumières bleutées imaginées par John Cuff. Le chorégraphe sait organiser ces entrées et sorties multiples sans rupture, avec fluidité et élégance. Les interprètes sont tous excellents dans cette belle démonstration de technique académique. Ils dégagent un charisme formidable mais on repère très vite le second soliste Daniel Durrett qui brûle les planches du Théâtre des Champs Élysées.
On le retrouve toujours aussi enthousiasmant après l’entracte dans Blake Works III/ The Barre Project de William Forsythe, créé en 2022 pour la compagnie. Le projet avait débuté par un dialogue durant le confinement avec la danseuse du New York City Ballet Tyler Peck, sous la forme d’un film avant de devenir un ballet à part entière. James Blake est devenu le compositeur de référence de William Forsythe. À l’instar de Thom Willems qui fut sa source principale d’inspiration à ses débuts, la star de la musique électronique britannique fournit à William Forsythe le matériel qui lui convient pour ce retour aux sources. Les différents opus des Blake Works, dont le premier fut créé pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 2016, marquent cette nouvelle étape dans le travail du chorégraphe américain : un hommage multiforme et sans limites au vocabulaire académique. Il n’est pas exagéré de dire que William Forsythe est l’un des meilleurs connaisseurs de la danse classique. Il a croisé les plus grandes danseuses et danseurs de ces 45 dernières années, collaboré avec une multitude de compagnies. Sa virtuosité, sa totale liberté, son amour infini pour ses interprètes lui permettent de tout oser. Blake Woks III est d’un format plus modeste, quatre danseurs et trois danseuses. Mais à sept, ils font défiler toute l’inventivité du chorégraphe : déhanchements extrêmes, décalés en hyper-extension, déséquilibres infernaux ! William Forsythe a toujours aimé flirter avec les qualités d’athlète des interprètes. Il trouve donc largement son compte dans la compagnie de Boston dont on ressent presque physiquement le plaisir de danser ces Blake Works. Resteront-ils dans les répertoires des compagnies qui les ont créés ? Ce n’est pas certain mais c’est comme une fulgurance chorégraphique que l’on consomme tout de suite avec avidité.
On aurait préféré une pièce moins attendue mais on ne boude pas son plaisir de revoir une nouvelle fois Bella Figura, déjà un classique, dans le répertoire de Jiří Kylián. Une pièce résolument baroque non seulement dans ses choix musicaux (Pergolese, Vivaldi…) mais dans sa construction. Les séquences s’enchaînent sans que l’on perçoive la moindre logique. Le chorégraphe tchèque nous plonge dans cette atmosphère sombre, presque lugubre, sans nous donner les clefs. À nous de trouver la voie dans ce dédale onirique où le cadre ne cesse de se resserrer dans un jeu perpétuel avec les rideaux de scène, où les costumes changent subitement, passant des seins nus des danseuses à de grandes jupes rouges. Bella Figura distille avec bonheur l’esthétique de Jiří Kylián, ses pas de deux très gymniques, ses superbes portés où la danseuse est de face jambe pliée à 90 degrés. C’est comme une signature et on a plaisir à retrouver cet univers essentiel. La compagnie bostonienne y est tout aussi brillante.
On ne saurait trop remercier Vony Sarfati pour ses magnifiques fidélités. À l’heure où il devient de plus en plus compliqué de faire venir des compagnies étrangères, et qui plus est américaines, la productrice parisienne continue de prendre tous les risques et d’être attachée aux valeurs humanistes que doit véhiculer la danse. C’est ainsi que la saison prochaine TranscenDanses nous convie à une nouvelle fête à laquelle prendront part, entre autres, le Ballet de l’Opéra d’Ukraine et le Ballet National du Canada. Le rendez-vous est pris !
Soirée du Boston Ballet dans le cadre de la saison TranscenDanses.
Bach Cello suites de Jorma Elo, avec Kaitlyn Casey, Sangmin Lee, Ji Young Chae, Daniel Durrett, Lia Cirio, Lasha Khozashivili, Chyrstyn Fentroy, Ángel García Molinero, Viktorina Kapitonova et Jeffrey Cirio ; Blake WorksIII/The Barre Project de William Forsythe, avec Haley Schwan, Lawrence Rines Munro, Ji Young Chae, My’kal Stromile, Lia Cirio, Sun Woo Lee et Daniel Durrett ; Bella Figura de Jiří Kylián, avec Seo Hye Han, Ji Young Chae, Lia Cirio, Cgisako Oga, Haley Schwan, Jeffrey Citio, Paul Craig, Lawrence Rines munro et Patrick Yocum. Jeudi 30 mai 2024 au Théâtre des Champs-Élysées.