Laurent Hilaire, directeur du Ballet de Bavière : « Le projet est ce qui m’importe le plus dans la direction, pas le pouvoir de décision »
Étoile du Ballet de l’Opéra de Paris, danseur emblématique de la génération Noureev, Laurent Hilaire est aujourd’hui le Directeur du Ballet de Bavière, l’une des plus importantes et prestigieuses troupes de ballet en Allemagne. Longtemps favori pour prendre la direction de la compagnie parisienne, où il était le bras droit de Brigitte Lefèvre, on lui a préféré Benjamin Millepied. Mais ce revers lui a ouvert une carrière internationale, d’abord à la direction de l’excellente compagnie moscovite Stanislavski en 2017. Une troupe que Laurent Hilaire a quittée précipitamment lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le danseur a ensuite pris la tête du Bayerisches Staatsballett à Munich, en mai 2022. Et c’est dans les superbes locaux de la compagnie, nichés au cœur de la vieille ville, que DALP a rencontré Laurent Hilaire, lors du Festival annuel du Ballet en avril dernier. Nous avons évoqué avec lui cette seconde carrière, sa manière de concevoir la direction d’une compagnie, les objectifs qu’il se fixe, le répertoire qu’il veut introduire à Munich, mais aussi son regard sur l’évolution des rapports d’autorité au sein des compagnies.
Avant de parler du Ballet de Bavière, pourriez-vous revenir sur votre départ précipité de Moscou au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 22 février 2022 ? Comment avez-vous vécu cette aventure à la fois rocambolesque et dramatique ?
Je ne pensais pas que cela allait arriver et je n’étais pas le seul. J’étais donc sous le choc. À partir de là, c’était assez simple : je suis un démocrate donc la décision de partir s’est imposée. Je n’avais pas d’autre possibilité en tant qu’étranger travaillant en Russie que de quitter le Stanislavski. Si vous restez, cela veut dire que vous cautionnez. La décision a été prise très vite : 48 heures après, j’annonçai au directeur que je partais. J’ai attendu le troisième jour pour voir toute la compagnie et leur annoncer mon départ parce que la guerre était déclarée.
Je suis un démocrate, la décision de partir de Russie s’est imposée.
On imagine que ce fut malgré tout douloureux de partir très vite sous la pression de la guerre.
Ce fut douloureux, oui, parce que les choses se passaient bien. J’avais tissé un lien avec le public, j’ai passé des années formidables à Moscou. La compagnie était super, il y avait des liens très forts et une énergie commune avec de beaux projets. J’avais ressenti tout cela quand j’avais rencontré la compagnie la première fois : il y avait un potentiel, de l’énergie, du désir, de l’envie, un terreau qui était là. Les danseurs et danseuses russes sont comme tous les autres, ils sont très connectés. Il y avait chez eux cette envie d’autre chose, un désir d’exister mieux. J’ai toujours plein d’amis en Russie mais je me suis exprimé sur la situation politique dans les médias français et devant la compagnie et je suis parti. Je n’avais pas le choix.
Vous avez quitté le Stanislavsky brutalement. Assez vite, vous avez été retenu pour diriger le Ballet de Bavière qui lui aussi subissait les contrecoups de la guerre en Ukraine, puisque son directeur, très lié au pouvoir russe, a dû quitter Munich. On imagine que la compagnie ici était en état de choc ?
Je n’ai pas ressenti cela. J’ai quitté la Russie sans avoir de perspective professionnelle à court terme, puis j’ai été retenu pour prendre la direction du Ballet de Bavière après m’être porté candidat. J’ai tout de suite dit à la compagnie que je serai très présent, très actif. Toute troupe a envie d’avoir un directeur qui soit investi et promesse d’espoir. Vous savez, pour tout danseur et danseuses, ce qui est important reste ce qu’il va danser, quel répertoire, combien de fois dans l’année. Je ne danse plus mais je sais ce que ressentent les artistes. De mon côté, le projet est ce qui m’importe dans l’idée de diriger une compagnie, pas le pouvoir de décision. Et puis il y a un contrat moral entre un directeur et un Ballet. On ne peut pas satisfaire tout le monde à 100%, cela peut fluctuer, mais l’important reste d’avoir ce désir commun de construire.
Comment cela se passe quand on arrive dans une compagnie que l’on ne connaît pas et que l’on doit diriger ? Vous vous êtes accordé des temps d’observation pour faire connaissance ?
Oui, quand on arrive dans une compagnie qui a son histoire et sa culture, ce qui est important est de la comprendre. On peut ensuite changer les choses mais en connaissance de cause. Il y a ce temps d’adaptation, ce n’est pas la même façon de travailler. Ensuite, vous pouvez commencer à changer les choses. Je vais prendre un exemple concret : il y avait ici un système de répétitions séparées plusieurs fois par semaine, ce qui pouvait donner des journées de travail avec 3 à 4 heures de pause pour terminer à 21 heures. Je n’en voyais pas l’intérêt, cela augmentait les contraintes et les danseurs et danseuses pouvaient se blesser. J’ai donc rassemblé les deux groupes de répétitions pour que tout se fasse dans la continuité. Il y a eu des conséquences car cela a réduit le temps de travail. Mais cela vous oblige à être plus efficaces. Et puis je veux toujours favoriser le dialogue avec les interprètes. Ma ligne rouge, c’est ce qui porte préjudice à l’artistique. Aujourd’hui les danseurs et danseuses peuvent avoir des demandes différentes à celles d’il y a 20 ou 30 ans. Et c’est normal.
Il y a ici quelque chose de très différent par rapport à ce que vous avez connu à l’Opéra de Paris et au Stanislavski : à Paris comme à Moscou, les danseuses et les danseurs sont pour la quasi-totalité formés dans les mêmes écoles. À Munich, les artistes viennent du monde entier avec des histoires et des traditions très diverses. Comment avez-vous appréhendé cet aspect ?
Il faut rester ouvert. Par exemple au Stanislavsky, j’ai tout de suite remonté Suite en Blanc de Serge Lifar par moi-même pour donner ma vision, la musicalité que je souhaitais. Toutes les cultures peuvent apporter quelque chose, c’est un travail quotidien. Quand je ne suis pas dans mon bureau, je suis dans les studios et je vois la quasi-totalité des spectacles. Les danseuses et danseurs sont très attentifs au fait que vous soyez là, de savoir que vous êtes présent, qu’il y a une belle relation. Chacun a sa place bien sûr : je ne suis ni un parrain, ni un gourou, ni quoi que ce soit de la sorte. Je fais mon boulot et ils font le leur. Mais simplement, savoir qu’il y a cette écoute, cela permet d’anticiper les problèmes. Et puis je n’ai pas 150 danseur-se-s, ni 110 comme au Stanislavski. J’en ai 60 ici, c’est aussi une façon différente de gérer en ayant toujours comme objectif la qualité des spectacles, avec des distributions qui puissent être à la hauteur de ce que vous attendez et de ce que le public attend. On a un taux de remplissage de 98%. Cela veut dire que le public est là, qu’il ressent l’énergie d’une compagnie, le plaisir, l’enthousiasme. Et c’est très important.
On sent effectivement une grande ferveur du public à Munich quand on assiste aux spectacles, quel que soit le style de la pièce présentée. Cela vous étonne ?
Il y a eu des choses formidables ici avant moi mais il me semble qu’il y a actuellement une bonne dynamique dans la compagnie et que les gens le ressentent, le bouche-à-oreille fonctionne. Je ne dis pas que cela n’existait pas avant mais je sens qu’il y a une énergie de tous celles et ceux qui travaillent dans cette compagnie, que ce soit artistique, technique et administratif. Le public le perçoit d’une manière ou d’une autre. Un public qui est content, il en parle, il partage ses émotions. Il peut ne pas voir des détails purement techniques mais il est toujours attentif à l’émotion, l’enthousiasme et la qualité de ce qu’on lui propose. Dans le monde d’aujourd’hui où il est si facile de rester chez soi, on se doit de proposer des spectacles de haute qualité pour pousser les gens à venir dans les théâtres.
Le public est toujours attentif à l’émotion, l’enthousiasme et la qualité de ce qu’on lui propose.
Concernant le recrutement, comment vivez-vous cette activité très spécifique ?
Je le faisais au Stanislavsky et c’est du temps ! Là par exemple j’ai reçu 400 candidatures. 400 vidéos à regarder, c’est chronophage mais c’est important parce que les danseurs et danseuses que vous choisissez doivent s’intégrer au mieux dans la compagnie. Cela ne vous donne pas le droit à l’erreur. J’étais très content de voir comment les jeunes danseuses que j’ai engagées étaient investies dans le programme contemporain que l’on a créé avec notamment la pièce d’Andrew Skeels. Ce sont des femmes très réactives. C’est essentiel car dans une compagnie, il y a toujours des impondérables, des absents, des blessés, cela crée un effet domino et vous devez pouvoir compter sur tout le monde. J’ai pu agrandir le nombre de contrats aussi, on va désormais passer à 65 danseuses et danseurs permanents. Une chose qui est par contre nouvelle pour moi ici, c’est que je suis en charge du budget. Il y a des contrôles bien sûr, c’est de l’argent public, mais les décisions de programmation du ballet n’appartiennent qu’à moi.
Vous avez enrichi le répertoire du Ballet de Bavière avec de nouvelles pièces. Notamment cette saison, vous avez choisi Le Parc d’Angelin Preljocaj. Cela vous a paru une évidence que ce ballet déjà classique avait sa place ici ?
Oui. Au Stanislavsky par exemple, il n’aurait pas eu lieu d’être, même si cela ne veut pas dire qu’ils n’auraient pas pu le faire. Ici, c’est différent. J’étais dans la salle, je voyais la scène et j’y ai vu Le Parc, c’était comme une évidence. Vous savez, dans vos réflexions, il y a toujours une part d’instinct. Nous avions beaucoup de grands ballets classiques et j’avais envie d’une pièce contemporaine. Et puis pour ma première programmation, je voulais donner le ton et amener une pièce contemporaine qui est un classique. Ce ballet a été créé pour l’Opéra de Paris, sur Isabelle Guérin et moi-même, cela a du sens que je le transmette à mon tour. Quand on le reprend pour une autre compagnie, c’est une forme de travail très particulière et très évolutive. Il faut trouver ce point d’équilibre pour les artistes de s’incarner dans la pièce, dans ce qu’ils sont, l’identité d’une compagnie et le sens profond d’une pièce. La saison prochaine, je propose La Sylphide de Pierre Lacotte, dans un registre totalement différent mais tout aussi intéressant avec ce raffinement du bas de jambe. J’ai toujours en tête pour la programmation de choisir des pièces qui vont intéresser le public, tout autant l’intérêt que les danseurs et danseuses peuvent avoir à travailler sur une production. Le Parc leur apporte quelque chose en termes d’ouverture d’esprit, d’atmosphère et La Sylphide en matière de raffinement, très spécifique du travail de Pierre Lacotte et de l’école française.
La saison prochaine, vous allez aussi puiser dans les classiques de la danse contemporaine en proposant Le Sacre du printemps dans la version iconique de Pina Bausch. Là encore, vous avez pensé que cette pièce avait toute sa place dans le répertoire de la compagnie ?
C’est un chef-d’œuvre ! Mais j’aime la diversité : Le Parc, La Sylphide, Pina Bausch… C’est une chance incroyable dans une carrière de danseur et danseuse de pouvoir travailler une oeuvre de Pina. Le Sacre du Printemps est une des premières pièces à laquelle j’ai pensé quand je suis arrivé. J’ai pris contact avec la fondation et Salomon Bausch pour obtenir les droits et ça a été possible. C’est un challenge mais c’est formidable. Il faut être ambitieux, courageux et faire confiance aux artistes. Sur la récente création d’Andrew Skeels, j’ai trouvé ces jeunes interprètes formidables. Pour l’essentiel, la compagnie est plutôt en majorité très classique et voir le résultat m’a encouragé. Il ne faut pas avoir peur de faire confiance dans le travail que les danseurs et danseuses peuvent fournir, et dans celui des maîtres et maîtresses de ballet qui est aussi déterminant.
Vous l’évoquiez tout à l’heure : les danseuses et les danseurs d’aujourd’hui sont différents de celles et ceux d’il y a 20 ou 30 ans. Est-ce que vous ressentez ces différences ?
Je crois que les danseurs et danseuses aujourd’hui sont beaucoup plus en demande d’une compréhension, du sens des choses. Ils ont aussi d’avantage dans un désir de communication. Ils ont besoin d’avoir plus de retour sur une forme d’appréciation et de considération. Ce n’est pas leur dire qu’ils sont bien, mais quand je les rencontre, je les sens attentifs, ce qui veut dire que je nourris leur travail. Ils ont besoin d’être accompagnés différemment. La façon de diriger a changé aussi. Avec Rudolf (ndlr : Noureev), c’était très différent ! Il y avait une attitude que vous ne pouvez plus avoir aujourd’hui quand vous êtes maître de ballet, des choses que vous ne pouvez plus dire. Et tant mieux ! Tout ce qui peut être considéré comme « maladroit » – on va dire les choses comme cela ! – est inacceptable. Il faut respecter les artistes. On ne ressentait pas les choses comme agressives à notre époque mais elles étaient parfois brutes de décoffrage. Et en tant que directeur, je suis attentif à cela, à la manière dont les maîtres de ballet s’expriment. Je ne pense pas que l’on puisse travailler dans une forme de peur. Je ne crois pas à cette façon de faire.
Quand vous êtes maître de ballet aujourd’hui, il y a des des choses que vous ne pouvez plus dire. Et tant mieux !
À vous entendre, on ne discerne aucun regret de ne pas avoir pris la direction du Ballet de l’Opéra de Paris.
On me pose la question de temps en temps mais j’ai quitté l’opéra de Paris il y a 12 ans. Quand Aurélie Dupont est partie, je n’étais pas candidat. Je venais d’arriver ici. Je n’ai aucune amertume parce que je pense que nous avons tous notre chemin. Je me suis parfaitement réalisé à Moscou, c’était totalement inattendu. Je me réalise complètement ici à Munich.
La saison 2024-2025 du Ballet de Bavière est en ligne : La Sylphide de Pierre Lacotte, Le Sacre du Printemps de Pina Bausch, Onéguine de John Cranko, Roméo et Juliette de John Cranko, des oeuvres de Jiří Kylián, Sidi Larbi Cherkaoui…
Marie Claude
Merci pour cet article