On m’a trouvée grandie de Valentine Losseau et Leïla Ka : “La magie nouvelle nous fait requestionner la réalité”
Le festival Les Nuits de Fourvière, nouvellement dirigé par Emmanuelle Durand et Vincent Anglade, multiplie les spectacles Danse et Cirque pour cette édition 2024. Parmi la programmation se trouve un objet insolite : On m’a trouvée grandie de Valentine Losseau, spécialiste de la magie nouvelle, avec Leïla Ka à la chorégraphie. Sur scène, illusion et danse se mêlent dans un étrange cheminement, rendant flou la frontière entre réel et irréel, possible et impossible, pour raconter l’histoire de ces femmes internées au XIXe siècle à la Salpêtrière parce que sortant des normes. On m’a trouvée grandie saisit par son étrangeté et sa poésie, fait parfois perdre pied, tout à la fois glace le sang, serre le coeur, étourdit et émerveille par le monde étrange qu’il met en scène. Rencontre avec ces deux artistes qui nous parlent de la genèse de ce spectacle pas comme les autres.
Sur le plateau de On m’a trouvée grandie, quand s’ouvre le rideau, un fond nu, une table, une chaise. Et Leïla Ka, qui interprète le personnage de Madeleine, toute pensive. Sa danse se déploie, la fait glisser longuement sur la scène sans que rien ne semble l’aider à créer ce mouvement pourtant impossible au corps humain. Imperceptiblement, mais véritablement, la danseuse échappe quelques secondes à la gravité, se suspend un peu plus longtemps que normalement, se balance sur sa chaise en maintenant un équilibre défiant les lois de la physique. À la vue de cette première scène, ma raison bataille avec mon ressenti. La première me le répète : il est impossible pour un corps humain de tenir ainsi sur la pointe des pieds sans aide, il est impossible de tenir en équilibre sur la chaise de cette façon sans qu’il n’y ait un tour de passe-passe. Je le sais, je sais ce qu’est un corps en mouvement. Puis mon ressenti prend le dessus : mais tout est si beau, si fluide, les danseuses sont capables de prouesses. Peut-être que tout cela est vrai. Qu’il n’y a pas de magie, de “truc”.
Quand je rencontre Leïla Ka quelques jours après, c’est d’ailleurs ma première question. Non pas comment fonctionne l’illusion (cela ne se demande pas aux magiciens et magiciennes). Mais est-ce qu’il y a bien un “truc”, histoire que ma raison puisse être rassérénée. Sourire malicieux de la danseuse et chorégraphe. “J’ai passé beaucoup de temps à travailler mes pointes de pieds. On n’en dira pas plus”. Chez DALP, on a découvert cette artiste à travers ses solos il y a quelques années, puis par sa belle création Maldonne cette saison. La voici dans le spectacle On m’a trouvée grandie de Valentine Losseau, qui a fondé la Compagnie 14:20 de magie nouvelle. Ses spectacles mêlent théâtre et danse pour une narration artistique hors normes, où la magie ne doit jamais franchement se comprendre. “Dans la magie nouvelle, on est fasciné par cette frontière très fine entre le possible et l’impossible”, explique Valentine Losseau, à la conception et direction artistique du spectacle. “Cette frontière est très émouvante. Ce n’est pas de l’illusion à proprement parler, mais quelque chose qui nous fait requestionner la réalité que l’on a sous les yeux. C’est très intéressant de chercher cela particulièrement à travers la danse, parce que la magie va se mettre au travers, dans la limite du possible et brouiller les pistes. On donne ainsi à la danseuse cette petite possibilité d’enfreindre très légèrement les lois de la gravité ou du temps”.
Dans la magie nouvelle, on est fasciné par cette frontière très fine entre le possible et l’impossible. Cette frontière est très émouvante. Ce n’est pas de l’illusion à proprement parler, mais quelque chose qui nous fait requestionner la réalité que l’on a sous les yeux.
Le personnage de Madeleine est sur la pointe des pieds, tout au long du spectacle. Étrange silhouette flottante et déconnectée du sol. L’on devine très vite que cette jeune femme est internée. Et qu’avec les autres pensionnaires, malgré leurs vêtements intemporels, elles (deux femmes et un homme) sont des patientes de la fin du XIX siècle, quand on parlait encore d’hystérie. La danse, les textes et la magie se mêlent et créent pour chaque personnage une façon particulière de s’incarner en scène, toujours à la limite du possible et de l’impossible. Le médecin fait le lien. Bienveillant et soucieux, il semble préoccupé sincèrement de ses patient-e-s. Pourtant, le glacement de l’emprisonnement s’insinue petit à petit. Jusqu’à une scène d’une grande violence qui fait basculer le spectacle, montrant toute la réalité glauque et injuste de ces internements. Ce médecin sur scène est inspiré par Pierre Janet qui dirigea pendant 20 ans, au tournant du XXe siècle, le laboratoire de psychologie de la Salpêtrière à Paris. Un personnage ambivalent. “Il fut très novateur dans son rapport aux patientes”, raconte Valentine Losseau. “Il était beaucoup moins dans la violence, par rapport à Jean-Martin Charcot 20 ans plus tôt. Il a ouvert des voies humanistes et bienveillantes, c’est lui qui a abandonné la piste de l’hystérie. Mais en dépit de toutes ses bonnes volontés, il était prisonnier de son époque, il ne voyait pas la violence de ce rapport de domination. Beaucoup de ses patientes sont mortes”. Le service a d’ailleurs été dissous en 1910.
Voilà plusieurs années que Valentine Losseau pensait à ce spectacle et voulait mettre en scène ces femmes internées de la Salpêtrière. On se souvient de ces docteurs mais l’on a oublié les patientes, même s’il reste des traces de leurs paroles en séances dans les carnets des médecins de l’époque. La conceptrice du spectacle ne voulait pas de mots qui ne seraient pas forcément les leurs. Alors la danse, comme langage, est apparue comme une évidence. “Ces femmes s’exprimaient continuellement corporellement, elles disaient constamment des choses à travers leurs corps et leurs symptômes, leur état, leur crise. Pour moi, la chorégraphie est apparue comme le langage de ces femmes”. La magicienne rencontre Leïla Ka à travers ses solos, il y a deux ans. Les deux artistes commencent à travailler ensemble. “On a fait beaucoup d’improvisation”, se remémore Leïla Ka, qui travaillait pour la première fois avec l’illusion. “Cela change toute la façon de danser, le rapport au corps et à l’apesanteur. La difficulté était de créer des choses qui soient presque possible, mais pas complètement”. Valentine Losseau et Raphaël Navarro ont inventé leur propre système pour amener la lévitation, qui permet d‘être utilisé par des artistes néophytes de la magie. ”Il permet aux interprètes d’être extrêmement connectés, l’outil est dans le mouvement”, continue la magicienne. “Et puis il y a des rencontres magiques aussi ! Dès la première séance avec Leïla, ce fut une évidence, une connexion immédiate, une créativité autour de notre outil”.
Au fur et à mesure du spectacle, la lévitation laisse la place à la disparition. Les personnages s’effacent et réapparaissent, se fondent, comme si tout le monde perdait pied à la réalité. Pour Valentine Losseau, c’est une métaphore de l’invisibilisation de ces femmes un peu hors des normes, qui en étant internées disparaissait ainsi des yeux de la société. “À cette époque, le comportement considéré comme normal d’un homme était assez ouvert. Celui d’une femme était tout petit, très restreint. Et tout ce qui en sortait se retrouvait à la Salpêtrière, taxées d’hystérie”. “Ces images de femmes sont encore assez présentes dans notre société”, continue Leïla Ka. “En tant que femme, il ne faut pas déranger, être trop quelque chose. Il faut rester dans les clous et ne pas trop dépasser. Au-delà de ses moments de lévitation il y a quelque chose de très actuel dans le personnage de Madeleine”.
Le spectacle se termine par une litanie de noms de patientes et la raison de leur internement : épilepsie, mélancolie, colère. “Il y a vraiment eu des femmes qui étaient là parce qu’elles lisaient trop de romans, ne voulaient pas avoir d’enfants. ‘A renversé du lait’ faisait partie du motif d’internement”, explique Valentine Losseau. Quant à Madeleine, elle a réellement existé, fut suivie par Pierre Janet et internée pendant des années, sur le motif qu’elle ne voulait ou ne pouvait pas poser les talons par terre. “Je pense que Madeleine a changé Pierre Janet. Ils étaient en communication quotidienne ensemble. Elle a sans cesse confronté ce médecin à sa propre limite. Au final, il l’a laissé partir, sur la pointe des pieds. Comme elle était rentrée”.
On m’a trouvée grandie par la compagnie 14:20 de Valentine Losseau (conception, direction artistique), Valentine Losseau et Raphaël Navarro (magie, mise en scène) et Leïla Ka (chorégraphie). Avec Yvain Juillard, Leïla Ka, Delphine Lanson, David Murgia, Florence Peyrard et la présence de Marco Bataille-Testu, Thierry Debroas, Théo Jourdaine et Mickaël Marchadier. Jeudi 6 juin 2024 au Théâtre des Célestins de Lyon, dans le cadre des Nuits de Fourvière. Spectacle à voir en tournée la saison prochaine.
Les Nuits de Fourvière continuent jusqu’au 25 juillet.