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Barbe-Bleue de Pina Bausch – Ballet de l’Opéra de Paris

L’entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris d’une nouvelle pièce de Pina Bausch est assurément l’événement chorégraphique de cette fin de saison. Le choix de Barbe-Bleue d’après l’opéra de Béla Bartók, l’une des premières créations de la chorégraphe allemande, a cependant de quoi surprendre : ce chef-d’œuvre de la danse-théâtre que Pina Bausch était en train d’inventer est une pièce datée mais qui conserve une puissance de feu intacte presque 50 ans après sa création. Cette vision cauchemardesque des rapports entre les hommes et les femmes, ce déferlement de violence qui préside aux relations humaines fascinent autant qu’ils révulsent. C’est tout l’art de Pina Bausch, fort bien restitué par la compagnie parisienne et les deux solistes, Takeru Coste et Léonore Baulac.

 

Barbe Bleue de Pina Bausch – Ballet de l’Opéra de Paris

 

On ne sait pas ce qui a présidé au choix de Barbe-Bleue de Pina Bausch pour cette nouvelle entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris souhaitée par Aurélie Dupont. On sait l’admiration que l’ancienne Directrice de la Danse voue à la chorégraphe allemande, dont elle dansa Le Sacre du Printemps sur la scène du Palais Garnier. Pina Bausch ne livrait pas ses pièces facilement. Il fallut tout l’entregent et la force de persuasion de Brigitte Lefèvre pour qu’Orphée et Eurydice, puis Le Sacre du Printemps soient dansés par le Ballet de l’Opéra de Paris. Si les héritiers des droits de Pina Bausch sont plus sensibles à la perpétuation du répertoire, les discussions demeurent compliquées. Barbe-Bleue est-il vraiment un choix de l’institution parisienne ou la fondation Bausch a-t-elle fortement suggéré ce titre ? Curieusement, Barbe-Bleue avait déjà été remonté il y a deux ans au Tanztheater Wuppertal avec la compagnie renouvelée et rajeunie. On a ainsi pu admirer le travail minutieux des répétiteurs et l’engagement de la compagnie lors de la série programmée au Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la saison du Théâtre de la ville hors-les-murs.

On peut donc légitimement s’interroger sur l’opportunité de faire entrer Barbe-Bleue au répertoire de l’Opéra de Paris. Sans toutefois bouder son plaisir de spectateur de revoir une pièce iconique. Les plus anciens se souviendront que le public quittait le Théâtre de la Ville par paquet lors de sa présentation en 1977. Aujourd’hui, le Palais Garnier fait une ovation quasi-unanime et ne barguigne pas son enthousiasme. Car entre-temps, Pina Bausch est devenue une icône absolue, plus encore depuis sa mort prématurée en 2009. Cette réputation n’est en rien usurpée et cette nouvelle présentation de Barbe-Bleue nous rappelle la force et l’inventivité de la chorégraphe allemande. L’élève de Kurt Jooss, père fondateur de la danse-théâtre, y a bâti un univers unique, créé un style d’une force inouïe en prise directe avec son époque et les problématiques contemporaines, sans jamais être purement démonstratif et en évitant toujours d’asséner le moindre prédicat.

La question restait donc entière : comment la compagnie parisienne allait-elle investir une pièce aussi éloignée de son savoir-faire ? Faut-il rappeler qu’aucune, aucun des interprètes sur scène n’était né lorsque Pina Bausch créa Barbe-Bleue. Comment cette génération allait-elle aborder une thématique d’une telle violence ? La réponse vint assez vite, grâce tout d’abord au charisme immense de Takeru Coste dans le rôle-titre. Sous sa crinière noire, il campe un monstre partagé entre voracité et fragilité. Perdu dans ce décor composé d’une vaste pièce délabrée, presque sans ouvertures, jonchée de feuilles mortes, son château semble avoir pris l’eau de toute part. Mais il est là, assis, accroché à ce drôle d’appareil composé d’un magnétophone sur lequel il fait tourner et donne à entendre Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók. Il y a là Judith incarnée par Léonore Baulac, allongée, les bras pliés vers le ciel, presque morte déjà.

 

 Barbe Bleue de Pina Bausch – Takeru Coste et Léonore Baulac

 

L’Opéra de Bartók se concentre sur le seul dialogue entre Barbe-Bleue et son ultime épouse Judith. Ni dans l’opéra, ni dans la vision qu’en donne Pina Bausch, il n’est besoin de fil narratif : tout le monde connaît l’histoire du conte de Perrault et sa fin tragique. L’enjeu est ailleurs. Si la chorégraphe s’empare de cette histoire et de la musique géniale écrite par Béla Bartók, c’est pour raconter une autre trame, prendre prétexte du conte pour construire sa propre allégorie sur les rapports entre les hommes et les femmes. Et cette vision ravage tout. L’imposition d’une relation de domination est d’emblée démontrée par le geste de Barbe-Bleue, sa manière de se jeter sur Judith dans un mouvement qui évoque immanquablement un viol. Enfermé dans sa paranoïa, il tente en vain de faire entendre Le Château de Barbe-Bleue mais chaque fois qu’il déclenche le magnétophone arrive systématiquement la frustration dès qu’une nouvelle phrase musicale s’annonce. Il se jette alors à corps perdu sur l’appareil pour le faire taire, comme pour arrêter le temps, voire le remonter, esquissant peut-être un regret.

Pina Bausch décline durant presque deux heures ce thème sans y introduire la moindre temporalité. Les vingt danseuses et danseurs qui arrivent sur le plateau ne viennent pas nourrir une histoire mais remplir l’univers mental de Barbe-Bleue et de Judith, dernière femme du prédateur. Fidèle à une construction qui lui est chère, composée de saynètes successives, Pina Bausch déploie son esthétique. On repère la danse de ses débuts, celle de Café Müller lorsque Léonore Baulac, mains levées vers le ciel, semble élaborer une prière incantatoire avant de se plier en deux, puis de recommencer ad libitum. Ce n’est pas un château mais une prison où l‘on se cogne au sens propre du terme contre les murs dans une course d’une rage inouïe, où danseuses et danseurs vont se fracasser sur les parois de part et d’autre de la scène.

Dans cet univers glauque, Pina Bausch sait toujours introduire fantaisie et humour. Ainsi cette scène désopilante où les dix danseurs, torse nu, exposent et bandent leurs muscles tels des culturistes, comique vanité de l’image projetée de la puissance masculine. Mais il n’empêche que les femmes sont mises à bien rude épreuve dans la proposition de Pina Bausch. La chorégraphe expliquait bien des années après que, sans doute, elle n’écrirait pas Barbe-Bleue de la même manière. Et peut-être même aurait-elle renoncé à ce projet, qui au départ devait davantage être une mise en  scène de l’opéra de Bartók. Il n’y a en effet aucun espoir de rédemption dans Barbe-Bleue. Judith, magnifiquement interprétée par Léonore Baulac, succombera à l’issue d’un combat perdu d’avance. On peut saluer le superbe travail du Ballet de l’Opéra de Paris mené par Takeru Coste qui trouve là un rôle à sa démesure. C’est un danseur essentiel de la compagnie. Toutes et tous nous bluffent tant ils se sont immiscés dans cette esthétique si particulière de Pina Bausch. On imagine que ce fut pour toutes et tous une expérience intense et décisive dans leur carrière. Aussi puissante et perturbante que pour nous public. 

 

Barbe-Bleue de Pina Bausch – Ballet de l’Opéra de Paris

 

Barbe Bleue de Pina Bausch par le Ballet de l’Opéra de Paris, avec Léonore Baulac (Judith), Takeru Coste (Barbe-Bleue) et Ida Viikinkoski, Laure-Adélaïde Boucaud, Camille de Bellefon, Émilie Hasboun, Laurène Lévy, Adèle Belem, Lilian Di Piazza, Eugénie Drion, Alycia Hiddinga, Amélie Joannides, Antoine Kirscher, Sébastien Bertaud, Yann Chailloux, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Chun-Wing Lam, Fabien Révillon, Daniel Stokes, Maxime Thomas et Milo Avèque. Samedi 22 juin 2024 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 14 juillet 2024.

 

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