[Festival de Marseille 2024] Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione d’Anne Teresa de Keersmaeker et Radouan Mriziga
Artiste prolixe, Anne Teresa de Keersmaeker revient cette saison avec une nouvelle création : Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, co-signée avec Radouan Mriziga, et présentée en première française au Festival de Marseille. Pour leur deuxième collaboration, les deux chorégraphes belges ont choisi la plus connue des partitions musicales, Les Quatre Saisons d’Antonio Vivaldi, afin d’instaurer un dialogue étonnant et fructueux entre danse et musique. Pièce intense, éminemment physique, elle bénéficie de l’interprétation magistrale des quatre danseurs qui livrent durant 1h30 une performance où s’entremêlent séquences apaisées et surchauffes débridées, dont l’humour n’est jamais absent malgré la gravité du propos.
On ne pouvait imaginer pire timing pour Anne Teresa de Keersmaeker. Quelques jours avant la première française deIl Cimento dell’Armonia e dell’Inventione au Festival de Marseille, le quotidien belge De Standaard révélait dans une longue enquête des pratiques de harcèlement, d’humiliation et d’abus d’autorité au sein de la compagnie Rosas. Plus d’une vingtaine de danseuses et danseurs ont témoigné, sans toutefois porter plainte, mais le nombre suffit à confirmer qu’il ne s’agit pas de cas isolés mais d’une pratique courante au sein de la compagnie. Plus grave encore, la chorégraphe s’est justifiée en avançant des thèses complotistes, invoquant l’influence du Big Pharma pour ne pas déclarer des cas de Covid lors d’une tournée en Suisse. Huit danseurs ont quitté la troupe depuis 2022, indiquant le malaise qui prévaut à Rosas. Certains se sont plaints du rythme imposé par Anne Teresa de Keersmaeker avec 270 représentations par an, limitant considérablement les temps de repos nécessaires pour les danseuses et les danseurs. Le 27 juin dernier, Anne Teresa de Keersmaeker et le conseil d’administration de Rosas ont publié un long communiqué, reconnaissant que des « problèmes de bien-être ont été signalés à la direction » et s’engageant « à trouver des solutions à travers un dialogue avec Anne Teresa de Keersmaeker« . Ce long texte met aussi en avant les problèmes financiers qui impactent toutes les compagnies, même les plus prestigieuses. Ce texte a le mérite de ne pas nier une crise qui couve depuis plusieurs années au sein de Rosas.
Il fallait donc faire abstraction de ce contexte pour découvrir cette dernière création de la chorégraphe. Le texte inséré au sein du programme n’aide pas à faire taire les interrogations. Pourquoi donc introduire dans ce travail les conditions de sa création ? Et précisément qu’il ait vu le jour à l’automne 2023, après l’horreur du pogrom du 7 octobre et la réaction israélienne à Gaza ? Les deux chorégraphes n’évoquent pas précisément ces événements, préférant de mauvaises litotes et l’utilisation contestable et contestée du mot génocide. Chacune et chacun a le droit de penser ce qu’il veut sur cette tragédie mais les spectatrices et spectateurs n’ont que faire des états d’âme des chorégraphes et de leurs prises de position politiques. Ces mauvaises manières de faire se multiplient au détriment du propos artistique. C’est dans le théâtre, la danse, le projet artistique qu’on exprime son point de vue, pas dans une feuille de salle en forme de tract.
Mais fort heureusement, l’art reprend très vite ses droits dès le début du spectacle. La scénographie réduite au minimum nous plonge instantanément dans l’univers familier d’Anne Teresa de Keersmaeker, avec au sol un entrelacs de cercles qui se croisent et se superposent. Cette figure est comme un totem du travail de la chorégraphe. Et c’est en silence que débute Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, avec l’entrée en scène de Boštjan Antončič, l’un des vétérans de Rosas. Dans ses costumes informes, son short trop large, il induit instantanément un décalage et de l’humour dans ce solo, main ouverte vers le public, en torsion du bras et faisant entendre son souffle ressemblant à un cri animal. Ces sons empruntés à la nature émailleront le spectacle. Mais quid des quatre saisons annoncées ? Anne Teresa de Keersmaeker et Radouan Mriziga n’avaient guère l’intention – on s’en doute – de faire danser sur la musique de Vivaldi. On ne l’entendra d’ailleurs que par moments assez brefs et c’est dans un désordre total que sont livrés les quatre concertos sans souci du cycle habituel des saisons. C’est aussi une version très personnelle, celle de la violoniste Amandine Beyer et son ensemble Gli Incogniti, qui font entendre un son moins familier qui bouscule fort opportunément l’auditeur.
Dans un dispositif très simple mais redoutablement efficace, les trois autres danseurs sont déjà sur le plateau, à cour et jardin. Et les voilà qui s’incrustent dans le mouvement de Boštjan Antončič. Débute alors une série de phrases où l’on perçoit instantanément la signature d’Anne Teresa de Keersmaeker. Dans une série de déboulés, les quatre danseurs enchaînent tours, vrilles, spirales. On y discerne aussi une géométrie moins implacable, des élans de libertés et peut-être même d’improvisation dans la danse. L’impact physique de la chorégraphie est colossal, l’engagement des danseurs exceptionnels. Ils maîtrisent leurs entrées et sorties dans cette ronde infernale qui s’opère souvent en silence quand une séquence inattendue nous fait entendre un mouvement des Quatre saisons dans une chorégraphie a capella. C’est le jeu de percussions des pieds de Lav Crnčević et José Paulo dos Santos qui scandent le concerto telle une danse de claquettes.
Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, pièce chambriste, doit beaucoup à ses quatre interprètes exceptionnels qui font oublier les quelques longueurs ou redites du spectacle. Il faut sans hésitation citer Nassim Baddag. Ce danseur français autodidacte a débuté la breakdance à l’âge de 9 ans avant de se former à la danse contemporaine. Il introduit dans ce ballet une note dissonante du plus bel effet, enchaînant des figures de hip-hop, jouant des ralentis avec une splendide virtuosité. Plus immédiat, moins cérébral que certains des opus d’Anne Teresa de Keersmaeker, Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione, bénéficie sans aucun doute de l’apport et du regard de Radouan Mriziga et en fait un joli spectacle à quatre mains.
Il Cimento dell’Armonia e dell’Inventione d’Anne Teresa de Keersmaeker et Radouan Mriziga, avec Boštjan Antončič, Nassim Baddag, Lav Crnčević et José Paulo dos Santos. Samedi 29 juin 2024 à Le Zef Marseille, dans le cadre du Festival de Marseille. À voir en tournée : du 13 au 22 septembre au Théâtre de la Ville, du 23 au 26 avril au Théâtre National de Bretagne.
Le Festival de Marseille continue jusqu’au 6 juillet.