TOP

[Festival de Marseille 2024] Freedom Sonata d’Emanuel Gat / Anda, Diana de Diana Niepce

C’est ce que l’on appelle une belle soirée de festival : deux propositions artistiques dans la même soirée, qui n’ont pas grand-chose à voir, mais qui interpellent chacune à leur façon par bien des chemins. Au Festival de Marseille, qui chaque année anime la cité phocéenne de ces propositions éclectique et percutante, se mêlaient ainsi les corps jeunes et exultants de la compagnie d’Emanuel Gat, et le corps empêché de Diana Niepce. Les premiers saisissent par leur virtuosité joyeuse, leur énergie déchaînée portée par l’écriture toujours nourrie du chorégraphe. La deuxième part dans une voie aride et sans fioritures. Mais touche au cœur par la profonde capacité du corps à créer de la poésie, malgré toutes ses blessures.

 

Freedom Sonata d’Emanuel Gat – Emanuel Gat Dance

 

Voilà quelques mois que le plus français des chorégraphes israéliens Emanuel Gat s’est installé à Marseille. Alors pour sa première pièce au cœur de la Cité Phocéenne, c’est à la jeunesse de cette ville, à sa fougue, à son embrasement que le chorégraphe veut rendre hommage avec sa nouvelle création Freedom Sonata. Créé, comment faire autrement, au bouillonnant Festival de Marseille et dans les murs du Théâtre de la Criée.Le titre fait irrémédiablement penser à Beethoven. C’est d’ailleurs sa Sonate pour piano 32 qui ouvre le bal. Mais ce n’est qu’une parenthèse, peut-être après un peu vaine et presque de trop. Car cette pièce prend véritablement ses racines dans le hip hop, et plus particulièrement dans l’album mythique The Life Of Pablo de Kanye West, sorti en 2016, véritable bande-son de la danse. C’est là que les onze interprètes y puisent leur énergie, leur force, leur grain de folie, pour dérouler avec le bonheur de danser chevillé au corps la chorégraphie ciselée d’Emanuel Gat.

Tout commence sur un fond noir. Une silhouette en blanc s’étire dans l’espace, vite rejoint par dix autres. Commence alors une ode à la danse, à la folie de la jeunesse, à sa façon crâneuse de déplacer les montagnes et de regarder l’avenir droit dans les yeux. Pourtant en scène, certains danseurs et danseuses n’ont plus 20 ans, il y a du poivre et sel. Ce sont pour beaucoup des fidèles d’Emanuel Gat, interprètes du chorégraphe parfois depuis plus de dix ans. L’âge n’est pas la question de Freedom Sonata. Mais l’énergie que l’on a en soi, que l’on a envie de partager, du besoin de faire corps avec les autres sans s’oublier.

 

Freedom Sonata d’Emanuel Gat – Emanuel Gat Dance

 

Petit à petit, le tapis de sol devient blanc et les costumes noirs. Les lumières, très graphiques et présentes depuis le début de la pièce, continuent de structurer l’espace, comme on le voit beaucoup ces dernières années, pour un rendu percutant qui ajoute au rythme explosif de la pièce. Solo, duo, mouvement d’ensemble, groupe collectif ou parfois tenu par un-e chef-fe de file : les moments de danse s’enchaînent sur la musique de Kanye West, sans jamais tomber dans la caricature des tableaux les uns à la suite des autres, avec une redoutable efficacité. Peut-être un peu trop. Il y manque comme un grain de sable, comme un twist de surprise, pour être pleinement conquise par cette pièce qui montre parfois un peu trop qu’elle fait tout pour plaire. Jamais contentes, ces journalistes ? Peut-être parce que j’attends toujours beaucoup de ce chorégraphe, dont la dernière pièce me reste encore en mémoire. Peut-être aussi que mon oeil est un peu usé face à ces procédés scéniques revus jusqu’à la corde. Mais la qualité d’écriture d’Emanuel Gat ne s’effrite pas. Elle est toujours aussi vivace, acérée, mêlant avec bonheur différentes techniques pour créer la sienne. Une nourriture d’une immense richesse pour ces onze formidables et si virtuoses interprètes, qui rendent bien au chorégraphe tout ce qu’il leur apporte. Freedom Sonata n’en reste pas moins, ainsi, un moment exultant de danse et profondément fédérateur. On en a besoin plus que jamais.

 

Freedom Sonata d’Emanuel Gat – Emanuel Gat Dance

 

Quelques heures plus tôt, au même Théâtre de la Criée, avait lieu un tout autre spectacle, une performance aride et sans superflu d’un corps empêché : Anda, Diana de Diana Niepce. Magie des festivals capable d’associer dans la même soirée des spectacles n’ayant a priori rien voir. On est loin effectivement des corps exultants d’Emanuel Gat. Mais la puissance du corps, la solidarité entre les individus, reste aussi au cœur de cette pièce particulière.

Danseuse et chorégraphe portugaise, Diana Niepce reste depuis un grave accident handicapée moteur. L’artiste a fait de son chemin de reconstruction sa force créatrice. Sur le plateau, il y a cette frêle danseuse, torse nu, entourée de deux immenses danseurs baraqués comme deux gardes du corps. Ou plutôt comme deux béquilles. Grâce à eux, à leurs portés, à leur attention de chaque instant, Diana Niepce dessine sur les deux murs entourant le plateau une chorégraphie sinueuse, comme si elle cherchait à voir jusqu’à où son corps pouvait aller. Une étrange impression naît alors du plateau, où l’on se demande quel est le handicap de la danseuse, et si même elle en a vraiment un. Ainsi, quand l’artiste ramène doucement sa jambe du côté opposé, s’agit-il d’un geste chorégraphique ou d’un besoin qu’a sa jambe d’être soutenue ? Nous autres valides avons souvent une vision simpliste du handicap : un être humain est forcément soit debout, soit en fauteuil roulant. Mais le corps peut être empêché de bien des façons. Diana Niepce ne cache pas son handicap, mais elle semble le dévoiler petit à petit (même s’il est pourtant bien visible), joue avec nos sensations. On comprend petit à petit qu’elle ne maîtrise pas complètement ses jambes, que ses chevilles sont trop fines pour être correctement musclées. Qu’elle peut à peine tenir debout sans aide. C’est ainsi le fil rouge du spectacle : petit à petit, se séparer de ses deux béquilles humaines et bodybuildées pour tenir debout toute seule, ne serait-ce quelques secondes.

Puis Diana Niepce part dans un solo ténu, au sol. Le handicap n’est ici plus la question, mais comment son corps est – encore – capable de créer de la poésie, de la lumière. Tout ne se termine pourtant pas dans la grâce, mais au contraire dans un bruit assourdissant de ferrailles, symbole peut-être de son accident qui a broyé son corps. La puissance de sa résilience, les possibilités infinies du corps humain, la force de la danse y compris par des corps non normatifs font de Anda, Diana une performance à part.

 

Anda, Diana de Diana Niepce

 

Festival de Marseille

Freedom Sonata d’Emanuel Gat par la Emanuel Gat Dance, avec Tara Dalli, Noé Girard, Nikoline Due Iversen, Pepe Jaimes, Gilad Jerusalmy, Olympia Kotopoulos, Michael Loehr, Emma Mouton, Abel Rojo Pupo, Rindra Rasoaveloson et Sara Wilhelmsson. Jeudi 20 juin 2024 au Théâtre de la Criée de Marseille. À voir les 22 et 23 janvier 2025 à Montpellier, du 17 au 21 mars 2025 au Théâtre de la Ville de Paris.

Anda, Diana de Diana Niepce, avec Diana Niepce, Bartosz Ostrowski et Joãozinho da Costa. Jeudi 20 juin 2024 au Théâtre de la Criée de Marseille.

Le Festival de Marseille continue jusqu’au 6 juillet.

 

VOUS AVEZ AIMÉ CET ARTICLE ? SOUTENEZ LA RÉDACTION PAR VOTRE DON. UN GRAND MERCI À CEUX ET CELLES QUI NOUS SOUTIENNENT. 

 

 




 

 

Poster un commentaire