Ballet de Hambourg – 49e Gala Nijinsky et adieux de John Neumeier
Le Ballet de Hambourg a terminé sa saison par son traditionnel et somptueux Gala Nijinsky. Mais cette 49e édition avait évidemment un goût particulier, marquant le départ de John Neumeier de la compagnie, après 51 années à la diriger. La compagnie, son junior ballet et son école de danse furent au cœur de ce programme nourri, retraçant un demi-siècle de création pour la compagnie allemande. Si l’émotion, et forcément une certaine nostalgie, planaient sur chacun des extraits, ce gala fut aussi une belle promesse d’avenir, tant le Ballet y brilla et y montra toute son intensité et sa puissance artistique.
Quel gala ! Quelle soirée ! Quels adieux ! Le Gala Nijinsky, qui clôt chaque saison du Ballet de Hambourg, est toujours un moment à part : cette année ainsi, plus de 5 heures de danse sans aucun temps mort, portées par une ligne conductrice et une puissance artistique qui jamais ne s’égarent. Mais cette 49e édition avait un goût un peu particulier : elle marquait le départ de John Neumeier de la direction du Ballet de Hambourg, après 51 ans à ce poste. Rien que ce chiffre donne le vertige. L’année dernière, déjà, le chorégraphe avait fêté son Jubilé avec une pluie d’Étoiles internationales. Cela aurait dû être son départ, mais le chorégraphe a finalement rempilé une saison supplémentaire, son successeur Demis Volpi ne pouvant prendre cette fonction à temps. Cette édition 2024 du Gala Nijinsky marquait ainsi son véritable départ de la troupe. Ses adieux, aussi, au public fidèle de Hambourg qu’il a su fédérer pendant toutes ces années.
Alors pas de stars cette année pour le Gala Nijinsky, si ce n’est Olga Smirnova et Alina Cojocaru, officiellement “Guests Principals” de la compagnie avec un long compagnonnage artistique auprès John Neumeier. Mais les forces vives du Ballet de Hambourg : l’école, le jeune ballet, le Kammerballett composé d’artistes ukrainiens en exil, la compagnie et ses Principals vétérans comme ceux et celles de la nouvelle génération. Et en fil rouge : l’œuvre de John Neumeier, de sa première création pour le Ballet de Hambourg en 1975 à ses plus récentes pièces. C’est lui-même, comme le veut la tradition du Gala Nijinsky, qui vient présenter les pièces choisies au public. L’occasion de souvenirs, d’évocations d’anciens artistes ayant marqué la compagnie, de rires partagés avec les spectateurs et spectatrices. Le lien qui unit l’audience de Hambourg à la compagnie va bien au-delà d’une efficace politique de relation au public. Il y a là, et c’est ce qui frappe en arrivant pour la première fois à l’Opéra de Hambourg, une véritable communauté, sur scène et dans la salle. Et plus encore le soir du Gala où les places sont obtenues par tirage au sort tant la demande est grande. Il faut saisir cette ambiance chaleureuse et si particulière, le nombre de bouquets lancés aux saluts chaque soir – pour les solistes comme pour le corps de ballet -, les applaudissements nourris pour John Neumeier avant chaque représentation, alors qu’il va s’asseoir sur son siège, premier rang côté cour. Des salutations qui se sont transformées en véritable standing-ovation lors des représentations précédant le Gala Nijinsky.
Mais revenons au Gala. Qui ne pouvait s’ouvrir que sur l’École du Ballet de Hambourg, l’une des meilleures écoles d’Europe année après année. Qui ne pouvait danser que Yondering, ballet de John Neumeier monté en 1984 et transmis uniquement à des écoles de danse. Il y a sur scène toute la fougue de la jeunesse, la maladresse des premières amours, l’effronterie que l’on a à 17 ans et qui fait que l’on ose tout. On retrouve sur scène quelques jeunes artistes déjà repérés lors du Gala des Écoles de Danse du XXI siècle, comme Javier Martinez ou Azul Ardizzone qui brûlent la scène. Autre moment de jeunesse : Alessandro Frola, jeune Principal de 24 ans et chef de file de la nouvelle génération, reprenant Spring and Fall créé en 1994 pour Manuel Legris. La première fois qu’il a dansé ce pas de deux, ici avec Emiliano Torres, fut au Prix de Lausanne de 2017. Alessandro Frola, avait alors 16 ans et venait d’une petite école italienne. Le Prix lui ouvrit les portes de l’École de Danse du Ballet de Hambourg. Quelle émotion de le revoir dans ce si bel extrait, quelques années plus tard, avec toute la maturité du jeune adulte !
L’on retrouva cette émotion à fleur de peau, portée par de sublimes partitions – ce Gala Nijinsky fut un bonheur de danse, mais aussi un émerveillement musical mené par l’Orchestre Philharmonique de Hambourg – dans Hello (1986) avec Alexandr Trusch et Madoka Sugai, ou dans Unboud d’Edvin Revazov pour le Kammerballett. Principal depuis 14 au Ballet de Hambourg, ce danseur ukrainien mène cette compagnie composée de danseurs et danseuses compatriotes fuyant la guerre, et hébergée par la troupe allemande. Plus surprenants furent des extraits de Préludes CV de John Neumeier, que l’on pourrait presque croire avoir été créé par un autre chorégraphe tant ce ballet est différent des autres. Deux couples homme-femme développant un langage chorégraphique néo-classique sur la musique contemporaine de Lera Auerbach, quoi de plus attendu. Mais les rapports de couple et les personnages détonnent. Dans le premier pas de deux, Yun-Su Park interpelle et fascine engoncée dans son tailleur mauve au côté de Lizhong Wang, pour un moment absurde non dénué d’humour. Dans le deuxième extrait, Ida Stempelmann apparaît comme une ode à la hardiesse des femmes, dansant seins nus, femme puissante et percutante face à son partenaire Christopher Evans qui ne met que plus en valeur cette soif de liberté. Cette deuxième partie se termine par un extrait du Beethoven-Projekt II de John Neumeier (2021), grand final tout en humour et en joie de danser, d’où surgissent d’on ne sait où Roméo et Juliette, et porté par tous les solistes vus précédemment. Comme si chacun des extraits présentés formaient bout à bout un seul et même ballet, se terminant avec ce final festif et séduisant.
Le Chant de la Terre, créé pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 2016 et entré au répertoire de la compagnie allemande un peu plus tard, compose la deuxième partie. Ce n’est pas forcément la pièce la plus marquante du répertoire de John Neumeier. Mais on se laisse saisir par l’intensité dramatique jamais prise à défaut des interprètes, Xue Lin, Alexandr Trusch et Karen Azatyan en tête, par leur profonde musicalité constante qui restent le signe distinctif de tous les interprètes du Ballet de Hambourg. La troisième partie démarre pour sa par avec le Jeune Ballet et un extrait de In the Blue Garden sur la musique de Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel, montée en 1994 pour la compagnie. La jeune garde montre à son tour ses grandes capacités dramatiques, où rien n’est là pour la simple beauté du geste, mais où le moindre mouvement a sa place dans la trame narrative. C’est là la marque de fabrique de John Neumeier dans ses ballets narratifs : tous les personnages y ont leur importance, tout est là avant tout pour porter la puissance des émotions.
C’est ensuite un déferlement vertigineux de pas de deux, tous plus intenses les uns que les autres à donner le tournis. La Mouette est emmenée avec passion et démesure par les jeunes solistes Louis Musin et Ana Torrequebrada, un pas de deux magnifiques qui vous emporte dans les tourbillons de la musique de Chostakovitch. Ghost Light, créé pendant le confinement, nous ramène immédiatement à cette époque instable où le toucher était devenu tabou et dangereux. Les deux pas de deux, charnels et puissants, semblent sonner comme le souvenir déstabilisant d’une époque heureuse qui ne reviendra peut-être pas. Même si la lumière constante d’un lampadaire en milieu de plateau sonne comme l’espoir toujours présent, ou la force de la communauté dans les épreuves sur laquelle l’on pourra toujours compter. Le deuxième duo, mené par Matias Oberlin et Alessandro Frola, est déchirant de beauté. Lento (1999) est plus attendu dans sa construction, marquée par cette époque des années 2000 où les chorégraphes n’aimaient rien tant que de mettre en scène un homme manipulant une femme dans les plus extrêmes des positions. Mais Olga Smirnova y apparaît tellement divine, aux côtés de Jacopo Bellussi, que tout sonne d’une profondeur nouvelle. Le Chant du Soldat (1989) est pour sa part la métaphore de la séparation et du départ contraint, porté par toute l’intensité de Anna Laudere et Edvin Revazov, deux figures emblématiques de la compagnie bientôt au terme de leur carrière. Il part, elle finit au sol, bras tendus à l’impossible, comme dépassant ses limites corporelles pour le retenir envers et contre tous.
Nijinsky, figure qui a tant inspiré John Neumeier, ne pouvait être absent de ce gala d’adieux qui porte son nom. Le chorégraphe y a proposé un extrait de Vaslaw. Aleix Martinez y est saisissant. Il paraît à la fois porteur du besoin urgent de danser, aux sauts rappelant parfois l’élan vital de Patrick Dupond pour qui avait été créé ce ballet, et la folie désespérée d’un homme emprisonné en lui-même. Le Spectre de la rose enchaîne, comme un hommage à ce personnage emblématique de la danse, empêché de danser pendant plus de 30 ans par sa schizophrénie.
Le choix du tableau final ne pouvait être qu’un extrait de la Troisième Symphonie de Mahler, première pièce de John Neumeier créa pour le Ballet de Hambourg en 1975. Une pièce sonnant comme le chant de l’espoir vers des horizons nouveaux, la confiance en un futur plein de promesses. Alina Cojocaru, divine, incandescente la scène dans le rôle de l’Ange. Malgré la joie irradiant de chaque danseur et danseuse, le personnage d’Edvin Revazov apparaît de plus en plus marqué, affaibli, rattrapé par la peur, peut-être, alors que tout le monde autour de lui part serein mais un autre ailleurs. Personnifie-t-il le chorégraphe, au seuil de terminer une immense partie de sa vie ? C’est à l’instant où me vient cette image que John Neumeier apparaît en scène. Il s’avance, serre dans ses bras le danseur puis prend sa place. Et le voilà sur le plateau, marchant entre les danseurs et danseuses si rayonnants de jeunesse, lui le vieil homme comme au seuil de sa vie, voyant défiler devant lui tous ceux et celles qui ont compté sur son long chemin de création. Enfin seule en scène, Alina Cojocaru traverse de cour à jardin, irradiant d’un fgeut intérieur, tandis que le chorégraphe, de dos en fond de scène, tend les bras vers elle comme pour tenter de rattraper toutes les années qui lui échappent. John Neumeier pensait-il déjà, il y a presque 50 ans, que cette Troisième Symphonie de Mahler serait la pièce de ses adieux ? Quel final magistral, saisissant, bouleversant !
Il va sans dire, bien sûr, que les applaudissements furent nombreux et nourris. Spontanément, chaque soliste lui offrit son bouquet de fleurs, alors que des milliers de confettis tombaient des cintres. Comment tourner la page pour cette compagnie après 51 ans de direction d’un chorégraphe qui compta tellement dans l’histoire de la danse ? Demis Volpi prendra sa place en septembre. Une telle succession ne pourra se faire simplement, sans difficultés, sans hésitation. Mais les bases sont là. Le Ballet de Hambourg est une troupe en pleine santé, aux Principals emblématiques, qu’ils soient en fin de carrière, dans la force de leurs 30 ans ou jeunes nommés. Les solistes brillants sont là, derrière. Le Junior Ballet, l’École de Danse, répondent présents. À chaque strate se trouvent d’anciens danseurs et danseuses devenus professeurs ou maîtres de ballet, soucieux de maintenir un héritage aussi bien chorégraphique que spirituel. Reste la question de la préservation des œuvres, de leur transmission, à Hambourg ou ailleurs. Il n’existe pas encore de fondation en charge de cette lourde question. Peut-être sera-ce là le dernier défi de cette immense chorégraphe.
49e Gala Njinsky par le Ballet de Hambourg
Yondering de John Neumeier, avec Javier Martinez, José Neri Avelar, Flipe Rettore, Antonio Casti, Christian Flori, Jakub Zouplna, Selina Appenzeller, Quinn Bates, Azul Ardizzone et des élèves de l’École de Ballet de Hambourg ; Spring and Fall de John Neumeier avec Alessandro Frola, Olivia Betteridge, Francesco Cortese et Emiliano Torres ; Préludes CV de John Neumeier avec Yun-Su Park, Lizhong Wang, Ida Stempelmann et Christopher Evans ; Unbound de Edvin Revazov avec les artistes du Hamburger Kammerballett ; Hello de John Neumeier avec Madoka Sugai et Alexandr Trisch ; Beethoven-Projekt II de John Neumeier avec les artistes de la compagnie ; Le Chant de la terre de John Neumeier avec Xue Lin, Alexandr Trusch et Karen Azatyan ; In the Blue Garden de John Neumeier avec les artistes du Jeune Ballet ; La Mouette de John Neumeier avec Louis Musin et Ana Torrequebrada ; Ghost Light de John Neumeier avec Silvia Azzoni, Alexandre Riabko, Matias Oberlin et Alessandro Frola ; Lento de John Neumeier avec Olga Smirnova et Jacopo Bellussi ; Le Chant du Soldat de John Neumeier avec Anna Laudere et Edvin Revazov ; Vaslaw et Le Spectre de la Rose de John Neumeier avec Aleix Martinez, Ida Praetorius et Matias Oberlin ; La Troisième Symphonie de Gustav Mahler de John Neumeier avec Alina Cojocaru et Edvin Revazov. Dimanche 14 juillet 2024 à l’Opéra de Hambourg.