[Festival d’Alba-la-Romaine 2024] 15Feet6 / Compagnie El Nucleo / Compagnie Ea Eo
Parmi les nombreuses manifestations artistiques qui rythment la saison estivale, le festival de cirque d’Alba-la-Romaine représente un moment précieux. Si l’on aurait aimé s’y poser davantage, une incursion même rapide permet d’en saisir le charme et l’attrait qui ont forgé sa réputation depuis quinze ans. Le temps s’arrête dans ce lieu où les scènes se côtoient, sans se faire de l’ombre et où les circassiens sont à la fête. Organisé par La Cascade, l’un des quatorze pôles nationaux des arts du cirque français installé à Bourg-Saint-Andéol, ce festival permet de découvrir des spectacles qui ont déjà tourné, comme Salto de la compagnie El Nucleo ou d’en découvrir d’autres dans une nouvelle configuration comme Les Fauves de la compagnie Ea Eo sans son chapiteau. Des propositions étonnantes, portées par des artistes qui, pour beaucoup, envisagent leur corps comme « un outil de résistance ».
L’immersion au festival de cirque d’Alba-la-Romaine commence forcément par son centre névralgique situé en contrebas du village. Direction le « Carbu » (abréviation du Carbunica, usitée parmi les habitués), où la compagnie 15Feet6 se voit de loin. Deux des trois interprètes jouent les vigies avec leur mât chinois et leur barre russe à la verticale et nous guident jusqu’à eux. Dans League & Legend, ils ne cessent de les transformer en mille agrès et accessoires à l’aide de ce ruban adhésif dont ils usent avec frénésie. Dans un cercle cerné par le public, Mateo Girón, Niko Miettinen et Richard Fox nous livrent leur version accélérée d’une Olympiade. Tous les sports, ou presque, sont ici représentés avec beaucoup d’humour et de poésie. Ils sont drôlement doués, ces trois acrobates en short et marinière pour faire émerger les images, susciter le rire et provoquer le frisson. Les scénettes s’enchainent pour composer une pièce rondement menée. Chaque coup de sifflet annonce une surprise, les trois sportifs excellant dans cette version toute personnelle du « Plus vite, plus haut, plus fort-ensemble ». Car la solidarité a aussi sa raison d’être dans le milieu du cirque.
Après un rafraîchissement bienvenu par cette écrasante chaleur, sous les arbres où food trucks et guinguettes composent une ambiance éclectique, il est temps de rejoindre le théâtre antique pour découvrir Salto de la compagnie El Nucleo dirigée par Edward Aleman. La nuit n’est pas encore tombée et dans le soleil couchant, les onze artistes se présentent devant nous et donnent à entendre une part d’eux-mêmes. Origine, rapport au corps, liens familiaux, opinions politiques, anecdotes d’apparence anodine en quelques minutes, ils se dévoilent et l’exercice qu’on a pu voir ailleurs se révèle ici réussi et très éclairant. « Trop lourde pour être en haut, trop légère pour être en bas », se décrit l’une d’elles. Rédhibitoire pour le porté acrobatique ? Salto se veut aussi une étude des inégalités du quotidien et une ode à l’émancipation.
Salto s’est donné comme trame d’explorer les limites d’un défi : celui de rester en l’air pendant dix minutes. Ce que chacun met en œuvre à l’aide des trampolines et d’une bascule, individuellement mais aussi en s’appuyant, ou non, sur la force du collectif, laisse sans voix. « La grâce, c’est le mouvement », écrivait Romain Gary. Accorder les mouvements du corps à ceux de l’âme, les faire se combiner harmonieusement, faire s’envoler les êtres, dynamiter les lois de la gravité : tel est sans doute le but de ce Salto qui fait sauter le cœur dans la poitrine.
La tête encore pleine de ces rebonds qui racontent beaucoup des rapports humains, il nous faut diriger nos pas vers le chapiteau du Carbu pour du cirque sous les étoiles. Elles commencent d’ailleurs à éclairer la nuit ardéchoise qui apporte une fraîcheur bienfaisante. C’est l’heure où Les Fauves se lâchent. Les jongleuses et jongleurs de la compagnie Ea Eo ont concocté un programme en deux temps. Nous sommes d’abord conviés à circuler entre différentes stations. Un aquarium dans lequel flotte un nageur mi-homme grenouille, mi-jongleur en costume argenté. Une autre fait rouler entre ses plantes de pied des balles transparentes remplies de minuscules souvenirs. Une autre encapsulée dans une cage dancefloor transparente nous livre le flow de ses pensées (beaux textes d’Eric Longequel et Pierre Laloge) via des casques à disposition. Elle éblouit par la parfaite synchronisation avec laquelle elle incarne les mots diffusés. Enfin dans le belvédère, on croise un « débroussailleur » un peu dingue. À chacun de se construire son propre chemin, d’écrire sa propre histoire, de s’arrêter plus longuement avec l’un, de prendre congé plus promptement d’un autre.
Après 45 minutes de déambulation accompagnée par les indications de la maîtresse de cérémonie, on pénètre dans ce chapiteau sans toit ni toile. En effet, comment justifier le montage de cette bulle un peu hors-norme conçue pour ce spectacle en plein mois de juillet en Sud Ardèche. Elle nécessite 94 m3 d’eau ! Dans cette ménagerie dont on aurait ôté les grilles, les quatre jongleurs rejoignent Sylvain Julien qui fait corps avec ses cerceaux. Cet homme est tout simplement fascinant. Il évolue d’abord seul et il apparaît difficile de le quitter des yeux, les ondulations de ses cercles délivrant une virtuosité hypnotique. Tant pis si les quatre autres construisent autour de lui une histoire un peu cacophonique et pas toujours lisible. « Chercher le moment parfait c’est se condamner », a-t-on écouté plus tôt au casque du dancefloor. Dans le cirque comme ailleurs, le salut réside dans l’action.
Festival d’Alba-la-Romaine 2024 du 9 au 14 juillet 2024.
League & Legend par la compagnie 15Feet6 au Carbonica. Mise en scène : Jasper D’Hondt. Avec Richard Fox, Mateo Girón, Niko Miettinen. Mercredi 10 juillet 2024. À voir le 31 juillet à Port-Saint-Louis-du-Rhône (13), les 2 et 3 août à Thonon-les-Bains (74), le 7 août à Morlaix (29). Autres dates de tournée.
Salto par la compagnie El Nucleo au théâtre antique. Conception : Edward Aleman. Mise en scène : Edward Aleman et Sophie Colleu. Avec Edward Aleman, Alexandre Bellando, Birta Benonysdottir, Célia Casagrande-Pouchet, Fanny Hugo, Hicham Id Said, Jimmy Lozano, Mohamed Nahhas, Gianna Sutterlet, Daniel Torralbo-Perez, Amaia Valle. Mercredi 10 juillet 2024. À voir du 17 au 22 décembre au théâtre Les Célestins à Lyon (69). En tournée en 2025.
Les Fauves par la compagnie Ea Eo au chapiteau du carbu. Direction artistique : Eric Longequel et Johan Swartvagher. Avec Eric Longequel, Neta Oren, Sylvain Julien, Johan Swartvagher, Emilia Taurisano. Mercredi 10 juillet 2024. À voir du 6 au 9 novembre 2024 à Pont-de-Veyle (01).