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Mythologies d’Angelin Preljocaj – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

Fruit d’une collaboration entre le Ballet de l’Opéra de Bordeaux et le Ballet Preljocaj, Mythologies a fait bien du chemin depuis sa création il y a deux ans au Grand-Théâtre. Composée sur une partition orchestrale de Thomas Bangalter, ex-Daft Punk, la pièce interroge l’imaginaire collectif en confrontant rituels contemporains et mythes fondateurs puisés dans la Grèce antique. Après une tournée en France et à l’étranger de grande ampleur – trente-sept dates -, les deux compagnies ont intégré la pièce à leur propre répertoire. Pour le Ballet de Bordeaux, elle fait même l’ouverture de cette saison 2024-2025. Recrée sur sa scène d’origine, entièrement portée par les artistes de la maison, la chorégraphie d’Angelin Preljocaj déploie vingt-trois tableaux puissants et harmonieux dans une mise en scène toutefois inégale.

 

Mythologies d’Angelin Preljocaj – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

 

Suivant la volonté de son directeur Éric Quilleré, le Ballet de l’Opéra de Bordeaux avait déjà intégré avec succès le répertoire d’Angelin Preljocaj (Blanche-NeigeLa Stravaganza, Ghost). Mythologies, créée en 2022, avait la particularité de réunir une distribution de vingt artistes issus à la fois du Ballet de l’Opéra de Bordeaux et du Ballet Preljocaj. L’ensemble traversait ainsi les grands récits de la mythologie grecque, donnant corps aux Amazones comme aux Naïades, à Zeus puis à Aphrodite, sans oublier Ariane et le Minotaure. À l’origine, l’ambition du projet était de fusionner le meilleur de chacune des troupes sur scène. Dans cette reprise par le seul ballet bordelais, l’enjeu se déplace du côté de la transmission et de l’esprit de corps, alors que certaines et certains se remémorent l’œuvre tandis que d’autres la découvrent. Pour assurer le passage de relais, la troupe a pu compter sur l’expertise de Youri van den Bosch, assistant d’Angelin Preljocaj depuis plus de vingt-cinq ans. Chacun et chacune est donc mis au défi de trouver sa place parmi les dieux, déesses, héros et créatures convoqués dans cette œuvre dense et multiface.

La scène d’ouverture semble d’ailleurs mettre l’accent sur la singularité des regards : en fond de scène, des yeux et des visages filmés en close-up défilent un à un, tandis qu’au sol, les vingt corps des danseuses et danseurs étendus au sol naissent lentement au mouvement par des gestes lisses et déliés. Écho de cet éveil tout en douceur, la partition de Thomas Bangalter enveloppe d’abord la danse d’une nappe sonore onirique et tragique, qui déploie ensuite des inflexions sensuelles, sautillantes, impétueuses ou encore élégiaques. Avec ses variations de tempo et d’intensité – qui rappellent parfois l’univers créé par Thomas Adès dans The Dante Project ­-, cette composition musicale fait un parfait terrain de jeu pour la chorégraphie qui entrelace soli, pas de deux et tableaux de groupe. Si dans l’ensemble le répertoire de gestes fait œuvre de simplicité, chaque vignette parvient à tirer son épingle du jeu grâce à des enchaînements inventifs, basés sur des effets de miroir, de croisement, de canons et de répétitions. Les effets lumière, entre contre-jour et clair-obscur, subliment les silhouettes sculptées des danseurs et danseuses, parées de longues tuniques aux couleurs chatoyantes ou semi-transparentes, non sans rappeler les danses d’Isadora Duncan au tournant du siècle précédent.

 

Mythologies d’Angelin Preljocaj – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

 

Nul besoin cependant d’être érudit en matière de mythologie antique pour comprendre ce qui se joue dans les tableaux. Les gestes dansés déploient en eux-mêmes des intentions limpides, résonnant avec des sentiments et des désirs humains intemporels, le plus souvent obscurs : soif de pouvoir, déchaînement des passions, explosion de violence… Si quelques fragilités de synchronisation se font parfois sentir dans les séquences plus lentes, les solistes – parmi lesquels l’Étoile Mathilde Froustey – forment avec le corps de ballet un groupe homogène pour offrir des tableaux d’ensemble saisissants de beauté. Angelin Preljocaj en profite pour mettre en avant des figures de femmes puissantes. Ainsi les Amazones mènent la danse avec fougue, tandis que Danaé (Ahyun Shin) domine Zeus (Tangui Trévinal) dans un pas de deux aux portés et enlacements tout en grâce et volupté. Côté danseurs, Riku Ota, jeune Étoile de la compagnie, illumine la scène dans le rôle d’Alexandre le Grand aux côtés d’Anna Guého, superbe en Thalestris.

Mais sur cette première soirée, c’est Vanessa Feuillatte, Première danseuse de la troupe bordelais, qui s’impose avec une danse pleine de nuances, notamment dans une scène haletante, sobre et sombre, où elle incarne Ariane face au Minotaure (Simon Asselin). Piégée dans un labyrinthe de paravents mobiles, elle tente d’abord d’échapper au monstre mi-homme mi-taureau dans une course poursuite effrénée. La confrontation inévitable à la figure mythique du prédateur masculin convoque immédiatement les drames de féminicides et de violences misogynes qui traversent l’actualité récente. Mais l’évolution du pas de deux dégage aussi une certaine sensualité, dans laquelle la danseuse semble conquérir une forme de domination. Vanessa Feuillatte a l’avantage de faire partie des interprètes de la création de Mythologies. Son incarnation du personnage est parfaitement maîtrisée. Ainsi cette séquence évocatrice frappe bien plus fort que les images de violence explicite, comme le solo d’Aphrodite où la déesse (Emma Fazzi) s’enduit les bras et le buste de faux sang.

 

Mythologies d’Angelin Preljocaj – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

 

Malgré son cœur harmonieux, les Mythologies forment une composition aux extrêmes inégaux. Les transitions entre imaginaires contemporains et légendaires manquent d’articulation. Alors que le ballet fait défiler des figures humaines idéalisées, l’attache entre le tableau des catcheurs et catcheuses en ouverture, et celui des costumes-cravate à l’approche du final, semble un peu maladroite. De même, les projections vidéo s’accordent parfois difficilement à la danse. C’est notamment le cas des images de guerre, actualisées depuis 2022 (on distingue furtivement un drapeau ukrainien et des ruines du conflit israélo-palestinien) qui entendent faire résonner la fin du ballet avec l’actualité brûlante. Si ces visions ramènent évidemment à des tragédies déchirantes de notre époque, elles ne provoquent pas l’effet de choc à la hauteur du ballet. Ainsi, paradoxalement, Mythologies raffine la physicalité des interprètes mais sa structure manque d’organicité. La danse y déploie des impressions proches du sublime, à la fois ténébreuse et exaltée, mais il lui aurait fallu un surcroît de cohérence pour toucher au vif des émotions profondes.

 

Mythologies d’Angelin Preljocaj – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

 

Mythologies d’Angelin Preljocaj par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Avec Vanessa Feuillatte, Riku Ota, Anna Guého, Ahyun Shin, Marini Da Silva Vianna, Tangui Trévinal, Clara Spitz, Riccardo Zuddas, Simon Asselin, Ryota Hasegawa, Alice Leloup, Oleg Rogachev, Mathilde Froustey, Ashley Whittle, Kylian Tilagone, Guillaume Debut, Marco di Salvo, Marc-Emmanuel Zanoli, Hélène Bernardou, Alexandre Gontcharouk, Perle Vilette de Callenstein, Charlotte Meier, Emma Fazzi, Mélissa Patriarche, Anaëlle Mariat et Sarah Leduc. Mardi 1er octobre 2024 au Grand-Théâtre de Bordeaux. À voir jusqu’au 11 octobre.

 

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